L’Abécédaire de l’Ange

“ L’Abécédaire de l’Ange ”, dictionnaire philosophique portable à l'usage des gens pas pressés avec des dessins de Daniel Maja, publié par les éditions Octavo, (1994), deuxième édition, (1995).

"Eh oui, c'est le réussi de tout ça qui étonne: cette grande séquence abécédaire qu'est le monde _ monde qui a pour auteur Dieu"
Charles Albert Cingri.

Lorsque j' étais très jeune, on m'avait équippé d'un abécédaire pour apprendre les lettres. C'était un livre en tissu, avec une couverture rouge éffrangée, imprimé par les éditions Pellerin, à Epinal. Chaque lettre était illustrée d'un dessin représentant un mot. Ces vingt-cinq mots me donnèrent accès à un monde désigné par: "automobile, bain, charrette, dodo, épingles, fusil, gare, horloge, iris, jardinage, kiosque, luge, mirliton, arbre de Noël, ombrelle, Pierrot, quilles, raquette, soupière, trottinette, usine, vélocipède, wagons, Xeres, yole, zouave."
Ma vie a pris appui sur ces premiers mots. Ils m'ont longtemps accompagné. Ils ont déterminé, plus que je ne le soupçonne, une grande partie de mon existence. Ces mots étaient les mots de mon éducation, en attendant que je trouve mes propres mots, ceux de ma vie.
Ces mots de toute une vie, nous les avons cherchés et soupesés avec Daniel Maja au cours de longues promenades à pied dans sa campagne champenoise. Il les a illustrés. Il les a dotés de leur perspective rêveuse, d'une allocation d'âme, d'un vertige exotique.
Dans la situation précaire dans laquelle nous nous trouvons tous humains autant que nous sommes, avec le peu d'éléments certains dont nous disposons, la connaissance que nous avons du monde est une tente que nous devons replier chaque matin, et déplier différemment chaque soir. Dans de telles conditions, il semble que vingt six mots soient un bagage, un vade mecum  philosophique  suffisant.

Une première version de "l'Abécédaire de l'Ange" a été publiée dans cinq livraisons de "la Nouvelle Revue Française",  de février 1993, à Juin 1993.
Deux des dessins de Daniel Maja ont été publiés dans le" New Yorker"

 

ANGE

         Ils sont à proximité.
         Il suffit de tendre la main dans le noir, pour rencontrer leur main.
Ils habitent ce gigantesque territoire où nous espérons sans cesse pénétrer. Ils nous appellent. Ils ont tout en commun avec nous, plus quelques qualités supplémentaires, d'occuper si peu d'espace qu'ils n'en occupent aucun. Ils sont là. Ils sont beaux, légers et pas si jeunes que l'on croit. Quelquefois même fort vieux mais lumineux. La plupart ont l'âge du monde. Ils n'en naît que rarement. D'une manière que l'on ignore.
         Nous sous-estimons leur existence, leur amitié, leur attention. Ils nous considèrent davantage que nous ne le pensons.
         Dans l'économie particulière des planètes habitées, ce sont eux qui sont chargés de gérer la sympathie, sans laquelle il n'y aurait plus qu'à aller se coucher définitivement.
         Les anges ne sont surtout pas ce que nous croyons qu'ils sont, des créatures insignifiantes, chargées d'orienter les courants d'air et de distribuer les rayons de la lumière. Cela ils le font et si bien que l'on ne s'en doute pas, mais ils sont surtout chargés de conserver une relation entre les choses, les êtres, leurs mouvements réciproques.
Ils ne sont pas seulement attentifs à organiser l'espace mais aussi le temps.
         Ce temps que la science humaine ne sait définir, les anges le connaissent sur le bout du doigt pour en harmoniser sans cesse les fibres. Ils sont les gardiens de la pesanteur, de la gravitation, du désir, du plaisir, de la nuit et du sommeil. A part cela, ils ne servent à rien et cette gratuité n'est pas étrangère à leur charme.
         Comme l'a découvert l'Ecossais Scott Erigène au IXème siècle : "Notre univers n'est qu'un long rêve de Dieu", et jamais son propos n'a été sérieusement contredit. Alléluia.
Si le mot "ange" exprime au mieux mon sentiment pour la lettre "a", je n'ai pu, étant donné l'indécision de mon caractère m'empêcher de noter quelques autres mots commençant par a, tels que: ardeur, avoine (pour les flocons), âme, autoportrait, aurore, araucaria, avant-goût, apocalypse, avion, aviron , autruche, absolu.

 

BAZAR

         Merci pour le qui te tend comme le mât, la tente, et autour duquel ton étoffe  se répand en "ba" et en "ar"symétriques.
         Le bazar appartient aux hommes mâles. C'est là qu'on les trouve en nombre, heureux, passionnés, adonnés à des jeux experts, allant du commerce à l'amour, goûtant des parfums et des épices, pesant du grain et de l'or, achetant des lanternes et des femmes.
         Les bazars produisent une telle épaisseur de mouvement qu'ils ne nécessitent pas d'être adossés. IIs reposent sur eux-mêmes et produisent dans leurs replis une antiquité mirobolante.
         Le mot bazar est persan et ce qu'il désigne est oriental. C'est notre seule chance en ces temps de règlement de comptes, d'atteindre au mésopotamien. Il y a en effet un étage humain proprement mésopotamien. Il se caractérise par la persistance d'un lien entre la terre et le ciel, qui a presque partout ailleurs disparu .
         Dans nos latitudes boréales, le marché aux puces nous fait office de bazar. Il est plus gris, plus pauvre, c'est le reflux d'une misère tendre, sans caravane, sans chameaux ,sans houris.
          Le bazar à jouets, avec des toupies qui ronflent, des chevaux mécaniques à crinière de vrai crin de cheval, et bien celui là a disparu sans crier gare.
         et aussi: bol, banyan, bisquine, bambou, bouse, bois, brume, baroque, brique, banania, bonsoir, bain, (et douche),bizarre.

 

CANOT

         Petit véhicule flottant propulsé par une paire d'avirons, et pouvant porter quelques passagers. Il s'utilise comme auxiliaire de plus grands vaisseaux et pour accomplir de courtes missions civilisatrices le long des côtes.
         Son principal avantage tient à sa maniabilité. Un bon canotier bien assis sur le banc central, les pieds calés sur le fond, un aviron bien saisi dans chaque main, dispose d'une liberté de manœuvre universelle. Il peut avancer, reculer, virer sur tribord, sur bâbord, à l'instant, se présenter pour aborder par l'avant, par l'arrière. Il peut aussi dériver dans la bonasse ou bien escalader et dévaler une houle déjà formée. Un canot lourd se prête mieux à ce dernier usage, car il profite de son erre.
L'erre est au canot ce que la mélancolie est à l'être humain, une énergie propulsive pure, intarissable et qui ne coûte rien. Avec un canot, on y arrive toujours, parce que le propos est concentré, les moyens contrôlés, l'intention innocente.

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