Au vent d'aventure

“ Au Vent d’Aventure ”, à la recherche des îles perdues avec la collaboration d'Anne Hervé et de Bernard Pichard. Relation d’un voyage à la voile de trois ans à travers l’Atlantique et le Pacifique, trois cents îles-escales de Paris à San Francisco, éditions Arthaud, (1969), réédition Editions Maritimes et d’Outre-Mer, (1975).


A mon équipage.

1.

L’arrachement à la terre

Dériver à travers les longitudes. — Du pont Alexandre III à la mer. — L’odeur de terre le soir en France. — Tentative de naufrage. — Inventaire pour Robinsons. — Nouvelles justifications, si nécessaire. — Vigo-Lisbonne. — La tempête. — Parfum d’Arabie.

Nous irions là-bas, vivre là-bas, vers cette bande d’eau d’une couleur indistincte qui commence juste avant l’horizon et se prolonge sur un versant planté d’espoir, où s’avale le soleil. Nous partirions avec notre bateau, nos rêves. Il y aurait des journées au large, où nous serions perdus pour tous. Le vent nous pousserait comme il pousse les bois flottés chargés d’anatifes. Nous entendrions, la nuit, la queue des poissons volants frapper le pont. Notre eau, nos vivres, notre salut ne dépendraient que de nous.
Nous irions vers l’ouest, vers ces îles qui et que, si l’on en croit Cook et Bougainville et le Club Méditerranée.
Ce serait tout en sucre, en palmes, en eaux transparentes où bâillent des valves tièdes ; aux escales nous chargerions des citrons.
3 juillet 1964, 6 h du matin. Aventure quitte son poste d’amarrage, pont Alexandre-III à Paris, destination tour du monde. Diesel 2 000 tours, vitesse mesurée de 7,50 nœuds ou 13,9 km/h, mâts rabattus pour passer les ponts.
Aventure, voulu sans article défini, part pour trois ans, part vers le soleil — les palmes, la Polynésie. Sorte de voyage où l’on prétend obliger le rêve à se faire réalité. Où l’on n’en finit pas d’aller vers l’ouest, jusqu’à faire connaissance de l’est et pénétrer l’Orient à rebours. Où l’on n’en finit pas de s’attarder dans les îles, pour y commercer des écailles et des plumes. Tentés de devenirs indiens avec les Indiens, poissons avec les poissons, tortues avec les tortues, phoques avec les phoques. Nous dérivons à travers les longitudes, les tropiques, la saison des pluies. Rinçant l’eau douce dans l’eau salée, l’eau salée dans l’eau douce. Nous sommes partis. Nos photos de famille moisissent dans leurs boîtes, les amis nous ont oubliés, nos vêtements se déchirent. Nous traçons les plans des maisons que nous construirons à notre retour.
Aventure descend le fleuve immonde, pollué, puant — Bougival en août — lorsque la vase bout à gros bouillons, éclate en bubons. L’eau charriant une pellicule de sous-produits pétroliers, de cageots, de cadavres et d’épaves diverses. Dans un récit de voyage, ce n’est qu’à partir d’une certaine distance du lecteur que l’on embellit le paysage.
Mantes. Il fait beau. Litanie des écluses : Méricourt, Notre-Dame-de-la-Garenne, Amfreville, descente au fond d’un puits de fraîcheur de dix mètres, en compagnie d’une péniche. Miraflores, Panama, les portes s’ouvrent sur l’océan Pacifique. La marée d’eau douce va et vient entre les saules. Rouen est au bout de la rivière. Le pont Boieldieu marque la limite du domaine maritime et du domaine fluvial.
C’est le soir, on mouille devant un village, l’ancre touche le fond à deux mètres. Connaîtra-t-on de plus suaves escales ? Le soleil se coule dans l’herbe. Les lumières s’allument au café d’en face. Une lanterne traverse une grange. Bruits en France, bidons de lait que l’on pousse dans un camion, le vent dans les roseaux, cris dans la colline, odeur de terre qui annonce la pluie de demain à moins que ce ne soit celle d’aujourd’hui. Nous nous souviendrons de tout ce calme.
Gaillard, château blanc sur son promontoire vert, vaches dans les prés, moulin sur un bras mort, nous poussons notre beaupré dans son jardin et ressortons à reculons du marigot endormi, vieilles chaumières dans la verdure, lumière pâle d’un dernier été normand. Déjà la nostalgie (moteur 1 800 tours, 6,3 nœuds, 11,65 km/h).
Premier port, Rouen grouille, siffle, gronde. On se range le long d’un remorqueur, nous achetons des jerricanes de plastique rouge, brassières de sauvetage orange, nylon blanc, étamine douce. Des inspecteurs des Poids et Mesures ou de l’Inscription maritime viennent vérifier la hauteur de nos feux de position : yeux verts et rouges qui clignotent dans la houle atlantique, souffrent de conjonctivite dans les embruns de la mer des Antilles, du rhumatisme des courts-circuits dans le Pacifique, s’éteignent décomposés d’électrolyse à San Francisco. On mâte grâce au cargo Cabinda qui nous prête ses mâts de charge. Nous voilà redevenus voilier, enverguant la grand-voile dans un vent de paille qui souffle du quai voisin où l’on en charge.
On descend encore la Seine, plus large. Il affleure de grands bancs de sable. On s’échoue. On se déséchoue. Aventure va à la mer, qui vient à elle. A Duclair, nous rencontrons le courant de flot à 8 h 57, le 8 juillet. A 15 h 15, orage, pluie horizontale, vagues rageuses qui éclaboussent. Le tablier du pont de Tancarville, noyé dans la nuée, vole au-dessus de nos têtes. Nous nous amarrons à couple de vieilles barges des Ponts et Chaussées en attendant l’ouverture du canal.
20 h 15, entrée dans l’écluse ; 21 h, sortie de l’écluse. Le canal de Tancarville tout droit à travers les marécages, ponts tournants, ponts levants, ponts oscillants, ponts tournants, marais sur bâbord, sur tribord ; une aurore dans la nuit tombée : les raffineries de pétrole, un Mogador de lumières, un Châtelet de vers luisants. Un port immense, encore des ponts, des bassins. Minuit, bloqués devant une dernière écluse — l’éclusier parti se coucher — on s’amarre au quai du bassin Vétillard. Quarante ans plus tôt, mon grand-père, capitaine au long cours, accostait le courrier de la côte d’Afrique dans cette eau noire ; j’ai entendu le nom Vétillard dans mon enfance, mot de passe.
9-12 juillet. Bassin du Commerce au Havre, épissures, manilles, cosses, réglage gonio, fusées de détresse, courroie de dynamo, ridoirs. Shipchandler ou mieux encore avitailleur de navire. Ce personnage qui inscrit sur une liste : deux caisses de haricots verts, un jambon fumé, deux caisses d’alcool... Allons sur la jetée reluquer les remorqueurs de sauvetage — monstres fourbis qui sentent la graisse chaude et un souvenir de vomi — tanguant entre leurs amarres et leurs défenses bonnes à taper dans la coque des paquebots.
12 juillet. Nous sortons, s’il fallait attendre que la mer se calme...
Faisons mine de couler, la pompe de cale pompe la mer dedans. Tentative de réparation, les genoux dans les oreilles, les yeux au bout des doigts sur le moteur brûlant. Vent tombé, la mer reste debout. Nous faisons route sur le port le plus proche. Trouville, son casino, ses plages, sa petite jetée de bois, plus agréable à voir au cinéma que de la mer à la nuit tombante. On rentre, glissant à marée basse avec le peu d’eau que recrache la rivière Touques. C’est bon un port pour le soir. Nous échouons au milieu des pêcheurs et allons nous promener en ville, comme ceux qui reviennent de la guerre et n’en croient pas leurs yeux. Sensation que nous éprouverons encore et dont nous préciserons les contours.
A nuit close, nos voisins, que l’on ne voit pas mais que l’on entend touiller leurs bouées et leurs filets, nous expliquent qu’il ne faut jamais embarquer d’œufs durs
“ Ça porte malheur. ” Nous le savions à propos du lapin.
23 h, nous sortons avec la marée, avarie réparée. Les difficultés mécaniques n’ont plus la même ampleur lorsqu’on les envisage sur bateau ferme. Le vent est revenu, nous allons à la voile, naviguant de conserve avec le casino sur bâbord, image empruntée à Jacques Perret qui a passablement brouillé les conditions de la navigation dans ce secteur. Nuit en mer, calme, sereine, à peine houleuse, vent force 2 ou 3.
13 juillet, 6 h 35. Apercevons une terre : Saint-Vaast-la-Hougue, sans en être très sûrs. A 8 h 45 remettons le moteur en route pour étaler le courant de marée devant le phare de Gatteville — reconnu grâce au joli lavis qui figure dans les I.N., Cherbourg que la renverse du courant se décide à faire défiler rapidement, puis La Hague. Le raz Blanchart — Charybde normand — fait le dos rond, manifeste sa frénésie cachée par quelques gros suçons qui, sur la mer d’huile alentour, nous cabriolent.
15 h, gloire de la voile, nous envoyons le tout grand génois, 60 m2, une voile pour ramasser des restes de vent. Il hésite à se déplier, s’enfle doucement et nous partons cap au sud, à cinq nœuds animés par un souffle imperceptible. Symétriquement, une délicieuse absurdité s’enfle dans notre esprit : si nous marchons sans vent à cette allure, c’est que nous descendons...
20 h 30, le phare de Corbières, qui borne l’île anglo-normande de Jersey, apparaît. Nous avons amené Aventure dans les eaux qui virent naître la vocation maritime de l’équipage. 21 h 30, les feux verts et rouges qui donnent l’alignement d’entrée du porte de Saint-Hélier entrent en coïncidence.
15 juillet. Qu’est-ce qui peut décider un équipage réfléchi à quitter à 6 h, le soir, un port abrité à flot pour aller chercher un port d’échouage derrière un plateau rocheux à fleur d’eau ? A nuit tombante, nous voilà manœuvrant dans le chenal de la “ Route en ville ”, puis sur l’alignement de la “ Coupe Point ” par l’enracinement du brise-lames de Sainte-Catherine (alignement enseigné par un pratique du bar de “ La Folie ”).
21 h 30, nous échouons les vingt tonnes d’Aventure contre un quai antédiluvien, chaque pierre en est sculptée en ronde bosse. Nous sommes à Gorey. Au-dessus de nous s’allument les projecteurs du château de Montorgueil jamais conquis par l’ennemi, sinon Du Guesclin qui se le fit aussitôt reprendre dans un moment de distraction. Je passe la nuit à rêver que le bateau chavire et me relève toutes les demi-heures pour surveiller le lent mouvement de montée et de descente.
A la question de savoir où nous allons, posée au petit matin du haut du quai par les vacanciers, nous n’osons prétendre que nous allons faire le tour du monde. Au mois de juillet, à portée des côtes de France, telle question mérite réponse proportionnée, nous répondons : Granville, port voisin.
Arrivés à Granville le 19 juillet à 14 h, nous en repartirons le 19 septembre à 15 h 30. Pendant ces deux mois, démontage et remontage du gréement, révision du moteur, peinture de la coque, réaménagement des cabines, de la timonerie, confection d’un jeu de voiles neuves (Richard à Saint-Servan), démontage, nettoyage et remontage des caisses à eau et à mazout — vite à dire, long à faire — embarquement de 746 boîtes de conserve, 120 m de chaîne galvanisée de 12 mm, 500 cartes marines, 2 sextants, 150 kg de peinture... On serait tenté de reporter ici l’inventaire de trois pages de notre cargaison, utile à consulter aux naufragés volontaires, fuyards et rêveurs autarciques, mais depuis Robinson Crusoé on sait que ces inventaires sont une sécrétion exclusivement personnelle. Chacun porte en soi son inventaire idéal. Embarquement de quarante Instructions nautiques et deux cent cinquante volumes, ce fameux choix : “ Quels livres emporteriez-vous sur une île déserte ? ” Nous emportions Nabokov et Lewis Caroll, Melville et Proust, Conrad et Virginia Woolf, Grack et Jules Verne, Monfreid et Levi Strauss, J. Perret et Beauvoir, Céline et Joyce, Moitessier et Van de Wiele et d’autres : Traité de résistance des matériaux et Contacts de civilisation en Martinique et en Guadeloupe.
Jauge brute d’Aventure : 20 tonneaux, à peu près 35 m3 pour contenir matériel, bibliothèque et équipage.
19 septembre 1964. A 17 h 30, nous partons faire le tour du monde à la voile, par vent du nord de force 3. Dernière escale aux îles Chausey, derniers arrachements familiaux et amicaux. On n’en finit pas de partir, et on revient trois ans plus tard sans très bien savoir pourquoi on était parti.
Pensons encore une fois aux raisons de notre départ. “ Pourquoi partez-vous ? ” Que souhaiterait-on nous entendre répondre ? Nous partons parce que nous ne sommes pas vraiment des adultes, nous avons peur de la vie et fuyons pour échapper aux quatre murs d’un bureau, au mois de congé payé, au confort, au métro, pour savoir à quoi ressemblent un cocotier, une baleine, le rocher de Malpelo, tout seul au milieu du Pacifique, la musique des Noirs des Antilles, la révolution en Amérique du Sud, la douceur de Tahiti. Pour savoir si on en est capable, pour se rattraper, aller au-devant de soi-même, pour parler, boire, manger avec, connaître des Portugais, des Américains, des Haïtiennes, des Colombiens, des mulâtres, des lépreux, des sculpteurs, des milliardaires, des instituteurs, des fumeurs de marijuana, des Indiens, des amiraux, des écrivains yougoslaves, des rêveurs, des fous et d’autres navigateurs. Parce que vous en rêvez depuis l’enfance. Il y a six mois seulement que nous avons décidé de partir. Parce que vous ne le ferez pas quand vous aurez l’âge de la retraite, parce que... Vous auriez pu rester devant votre télévision et voir la même chose avec moins de peine.
Nous quittons les îles Chausey un glorieux soir d’été, nos îles si belles que l’on n’imagine pas en trouver de plus belles autour du monde. Nous quittons la France le 21 septembre à 18 h 15. On reviendra.
Escale à Saint-Hélier. Au petit matin une grue qui manœuvre sur le quai nous arrache deux barres de flèche. Cette avarie nous permet de faire une longue visite au capitaine de port et d’admirer dans son antichambre un objet miraculeux, une longue-vue en cuivre posée sur un socle d’acajou, sur le rebord d’une fenêtre à petits carreaux laquée de mauve pâle. Le satiné du vieux cuivre, le grain de l’acajou, l’onctuosité de la laque, n’y touchez plus, c’est parfait. Si je faisais un film plutôt qu’un livre, je vous aurais montré cela.
27 septembre. 16 h 30, départ destination Vigo, Espagne. A 17 h, par le travers des Roches-Douvres, vent faible. 28 septembre au matin par le travers de l’île de Batz, à 20 h 30 doublons Ouessant. 29 septembre, entrée dans le golfe de Gascogne de mauvaise réputation en cette période de l’année. Vent d’est force 4, mer très agitée. L’extincteur à mousse se met spontanément en service à 2 h du matin, nous l’immergeons par deux mille mètres de fond. Interminable descente solitaire, les objets ne racontent pas.
Route au sud. Faisons marche forcée vers le beau temps. Torpeur et roulis bercent l’équipage à fond de couchette lorsqu’il ne fait pas le quart. Cabines à compartiments du Transsibérien où l’on consomme force thé. Nous avons commencé le voyage sans fin. Oublié le jour du départ. On ne pense pas encore à l’arrivée. Nous allons, nous allons, grignotons la Gascogne. Que le vent ne cède, ne force, ne bouge pas. Le soleil monte et descend, nous croisons une troupe de dauphins. Cinq oiseaux de terre exténués se posent à bord, on les retrouve dans la bibliothèque, sur la table à cartes, dans les couchettes, endoloris, hébétés. Ils admettent sans répugnance notre voisinage.
Jeudi 1er octobre. Les tempêtes sont derrière nous. Un point astronomique nous donne une position distante de dix milles de celle estimée. Nous corrigeons.
2 octobre. A 9 h, premières odeurs de terre, les îles Onz gonflent sur l’horizon. A 12 h, nous pénétrons dans les eaux de la baie de Vigo, porteuses de fades effluves que nous attribuons à de petites herbes marines en décomposition. Nous nous amarrons bord à bord avec Humphrey Barton, sympathique obsédé de la traversée de l’Atlantique (sept fois), au pied du démesuré Yacht-Club en carton-pâte.
Après cinq jours de mer, nous partons à la recherche d’un festin dans les ruelles du vieux Vigo.
Nos oiseaux naufragés nous ont quittés, ainsi que nos deux équipiers, Philippe Charliat et Robinson, rappelés par leur métier. Robinson promet de venir nous retrouver à Panama. Philippe nous attendra à Paris. Autant dire tout de suite, Robinson n’est pas Robinson. Il s’appelle Bernard Perraudin, Suisse, architecte, champion de hockey sur glace, mais il y avait un autre Bernard à bord et, pour éviter les confusions, nous l’avons rebaptisé : parce que Crusoé, parce que arrivé à bord un vendredi et parce que suisse. Les équipiers permanents sont Bernard Pichard, ingénieur, géophysicien et navigateur de longue date, le narrateur et sa femme Anne, convertie à la navigation par le mariage. Ces trois-là ont décidé du voyage et iront jusqu’au bout. Aventure est un ketch en acier shoupé de 13,20 m de long, 3,45 m de large, 1,70 m de tirant d’eau, avec un moteur Perkins Diesel de 60 ch. Particularité, pas de cockpit, mais une timonerie qui s’ouvre de tous côtés, barre à roue intérieure, un poste avant, une cuisine, un grand carré, une toilette W.-C., la table à cartes, une cabine arrière avec couchette transversale, on s’y fait très bien malgré le roulis.
Nous quittons Vigo le soir même. Flânons dans la baie. Dormons le soir dans l’anse Moana. Notre atterrage de nuit révèle dans le faisceau du projecteur des monstres antédiluviens tapis sur l’eau noire. Nous hésitons à leur donner un nom. Au jour, ce sont de vieilles barques de pêche transformées en viviers à poissons. Des dizaines de haubans partent du sommet des mâts et soutiennent jusqu’à plusieurs mètres des flancs du bateau des structures mi-flottantes, mi-immergées.
5 octobre. Tentative de sortie vers le large, nous rentrons faute de vent.
6 octobre. Nous sortons toujours sans vent, faisons route vers le Portugal au moteur. Au loin une voile. Nous allons à ce bateau frère perdu dans le creux de la houle, dont on n’aperçoit par moments que le haut de la voilure faseyante. Ils sont tous blonds à bord de ce suédois encalminé, Per, Alf, Syréne et Rudy. Nous leur offrons une remorque. Ils n’ont pas de moteur et attendent le vent depuis trois jours. Vroom, vroom, vroom, bercés par le diesel, en lisant Barnabooth allongés sur le pont au soleil, on descend la côte du Portugal. Fleuve qui aurait une seule rive. Le soir, nous atteignons Leixoes, le port de Porto. Nous y restons bloqués pendant huit jours par une tempête d’ouest. Trois fois, nous rompons nos amarres. Du haut d’un petit édifice octogonal tout vitré, comme on en construisait autrefois dans les parcs romantiques, un officier portugais veille à la jumelle à ce que nous n’embarquions pas d’émigrants clandestins.
15 octobre. 15 h, départ pour Lisbonne, passons les îles Berlingues. 16 octobre, 17 h, remontons le Tage et le redescendons le lendemain matin. Nous sommes attendus au Maroc. A 6 h 45, passons le cap Saint-Vincent. Le mauvais temps nous y cueille. Une forte houle vient à notre devant, en quelques minutes, au calme succède un vent forcissant, dix minutes et nous amenons génois et artimon, prenons deux tours de rouleau dans la grand-voile. Est-ce une tempête ? Une vague déferle sur l’avant, les embruns nous recouvrent. Une autre nous couvre sans détails. Pendant vingt-quatre heures, le barreur devra veiller à ces lames sournoises qui déversent leurs mètres cubes d’eau sur le pont. Une partie au moins finira par trouver son chemin vers les cabines, les matelas, les tiroirs de vêtements. Les heures de quart sont longues, surtout la nuit. On mange des raisins secs. Ceux qui essaient de dormir sur leur couchette ont tendance à voir la situation se détériorer en analysant le bruit des détonations sur la coque. Le barreur découvre d’infimes améliorations, jusqu’à ce qu’une nouvelle déferlante — de cette sorte dont il venait d’annoncer la disparition — vienne éclater sur les vitres de la timonerie à cinquante centimètres de ses yeux rêveurs.
Ajoutons deux tours de rouleau à la grand-voile et adoptons l’allure de cape courante, allant et lofant contre un vent d’est de force 7.
Au milieu de la nuit, le vent mollit, nous arrivons le 20 octobre à 2 h du matin dans le port de Casablanca. Nos entrées de port ont toujours lieu, auront toujours lieu de nuit.
Maroc, Arabie, odeurs, poussières, cris dans la ville, drapeaux noirs sur les minarets, rouges étoilés partout ailleurs. La jeune nation se laisse aller à un goût tout neuf pour son emblème. Grands murs blancs rongés de carie sèche, fenêtres auréolées de bleu, têtes de moutons tranchées sur la terre, foule des marchés, des places publiques. Irons-nous à Safi, à Mazagan, à Essaouira ex-Mogador ? Toutes les escales nous tentent. Les départs plus encore, dont nous ne sommes pas encore guéris. On se retrouve à Agadir non remise de son tremblement. Nous passons la nuit à pêcher des seaux de poissons au harpon dans les mares à marée basse.
Nous avons découvert des amis attentifs, qui viennent rêver aux voyages qu’ils ne feront pas, au bout des jetées, lorsqu’ils agitent leurs mouchoirs. Chaleureux amis marocains tout aussitôt aimés et perdus. Nous avons promis d’écrire.
novembre. En route. Pour ce que les géographes et un algologue de nos amis appellent l’archipel macaronisien, et la publicité les Canaries.


2.

La mer, rien que la mer

Quarante bateaux pour traverser l’Atlantique. — Le vent dans les trinquettes. — Cap-Vert, île de lune. — Avarie et nausée. — L’écoulement du temps en haute mer sous l’alizé et dispositions psychologiques de l’équipage. — Vivre un rêve ne dispense pas de rêver. — Un ballon sur la mer. — Cocotiers à l’horizon.

Las Palmas, Canaries, mouillage revêtu de mazout comme d’un parquet luisant, nous reprenons notre souffle avant l’Atlantique. Il y aura d’octobre à février une cinquantaine de voiliers de toutes nationalités à nous tenir compagnie. Dans un vieux yacht-club, caravansérail promis à la démolition, les équipages fabriquent leurs tangons de trinquettes jumelles. Une équipe de Canariens s’offre à remplir tous les rôles, passeur, voilier, pourvoyeur de gaz butane et de cubes de glace. Ce sont les “ socios ” de ce club dont nous ne verrons jamais d’autres membres. Le soir, ils prennent le soleil sur les marches de l’appontement effondré. Les “ piétons ”, jeunes gens de toutes nationalités qui, d’auberge en auberge de jeunesse, sont venus buter sur l’Océan, cherchent un embarquement à peu de frais vers les Amériques. Ils campent sur les canapés défoncés au premier étage du club. Le soir, ils jouent de la guitare aux bougies. Presque tous s’embarquent sur le trois-mâts Mary, battant pavillon suédois, au tarif de un dollar U.S. par jour et par personne. Renouvelant les négriers, le Mary remplit ses vastes cales et s’assure les bordées qui iront au-dessus de l’Océan ferler les grands phares carrés. Le skipper, géant blond, s’appuie sur un fort gourdin, porte à l’occasion des manchettes de dentelle bouffantes, perpétue le style de la flibuste.

(...)

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