Chausey, imago mundi

Album “ Chausey, imago mundi ”, Chroniques des îles Chausey, avec des reproductions des tableaux et dessins d’Yves de Saint Front, éditions Octavo, (1996) réédition en poche du texte seul en 2003, éditions Octavo

“ Ce petit coin du globe a son histoire tout aussi bien que les grands empires ”

A. de Quatrefages

“ Lorsque du haut d’une colline ou sur une belle grève je contemplais l’horizon sans fin de la mer, lorsque j'écoutais ces mille bruits semblables à autant de voix conversant dans une langue inconnue, je sentais ma poitrine se gonfler et mon cœur battre sous l'impression de ces pensers à la fois vagues et ardents dont nos plus jeunes années nous ont laissé à tous le Souvenir. ”

A. de Quatrefages (1854)

 

HORS-CONCOURS
Préface par Bertrand Poirot-Delpech

Imaginez qu'un canote embossé au feu vert de Granville, par un beau dimanche de forte marée, propose aux badauds de leur révéler les meilleures fosses à bouquets de Chausey, les derniers trous à homards ; vous vous direz, merde alors !, quelle idée d'inviter à polluer davantage notre paradis à nous, déjà que les pique-niqueurs des vedettes et les razzieurs en zodiacs changent nos chers cailloux en rochers aux singes de Vincennes, en sites pour commandos !
Un hommage vibrant à Chausey, c'est un peu comme une “ Jolie France ” supplémentaire, un risque d'offense accrue à un joyau que ses vieux amoureux voudraient garder pour eux seuls. Plus l'éloge sera talentueux, comme c'est le cas, plus il donnera envie aux lecteurs profanes de venir sur place, et plus il provoque nos égoïsmes, nos snobismes de pionniers, convaincus que secrets et bonheur de l'île n'ont pas à être livrés au premier venu, qu'ils se méritent.
Tout l'envoûtement de Chausey tient à cette philosophie : le ciel de traîne, si triomphant, se paie de trois jours de suroît crachineux ; le ravier de crevettes vaut un lumbago ; un clair de lune dans le Sund, c'est une nuit entière à déborder le bateau voisin, à détricoter mouillages et haubans. Quand toute l'époque porte à la facilité, vante le tout-cuit, l’archipel. c'est d'abord un hymne aux joies de l’effort, de l'endurance, et aux fraternités qui en découlent, disparues partout ailleurs.
Je blaguais ! Bien sûr, on ne confisque pas la beauté, sous peine de l’altérer. Tout le monde y a droit. Autant qu'elle soit célébrée de la meilleure façon. D'ailleurs, nos îles sont habiles à faire le tri. Elles gardent dans leurs filets les visiteurs qui étaient destinés à comprendre en profondeur le rendez-vous du prodiges naturels si bien décrit par Alain Hervé et Yves de Saint-Front. Les autres, d'eux-mêmes, sautent du filet, c'est prouvé.
Un mot entre confrère de plume : Alain Hervé, vous verrez, perçoit parfaitement le génie du lieu. Il concilie, ce qui est rare, la vraie connaissance savante et l'expérience intime, le don des mots qui fait partager souvenirs et rêves. On apprend des choses, et à les humer, ce que la prose est seule à savoir faire, quand elle flirte avec la poésie.
Un mince grief : page 24, je crois que le premier bateau du père Charles Letouzé, avant guerre, ne s'appelait pas La Sardine, mais, plus joliment, La Menuise. Je ne crois pas, j’en suis sûr ; j’aurais besoin de vingt pages si je me mettais à dire pourquoi.
Quant à Yves, je retrouve dans son Sund vert pâle crêté de blanc, typique du vent contre courant, une huile que j’avais acquise (meilleure preuve d'admiration), et qu'on m'a volée, ce qui est toujours bon signe pour un artiste. À mes yeux, ce n'est pas seulement un peintre de race aux naïvetés transfigurées. aux chauseyismes mêlées de tahitismes (pour parler en –ismes, comme les critiques) ; ce n'est pas seulement le fils du grand Marin-Marie, le neveu de l’Amiral de la Crabière, le Seigneur de l’île, à sa façon, tant son atelier possède une vue unique, d’Huguenan à l'Enseigne ; ce sera toujours un gamin nommé “ Zizi ”, godillant son canot minuscule dans un Sund désert, avant la plaisance, avant le yachting, avant le déluge.
Encore un mot, une anecdote. La scène se passe en 1989, à bord de la Calypso, dans le golfe de Siam. Cousteau et son équipe viennent de plonger profond. C'est l'heure de la détente, dans le carré, qui fête l'anniversaire du pacha et sa prochaine entrée sous la Coupole. La conversation vient sur les plus beaux coins du monde. La plus belle île ? Chacun cherche dans des souvenirs glanés autour du globe, soupèse, ferme les yeux sur des images de perfection.
- Chausey !, s'exclame le Commandant.
Je n'osais le dire
- Ah Chausey, évidemment !, admet tout l’équipage, unanime.
Pourquoi ce classement hors concours ? Cela ne s’explique pas. Enfin : ça ne s’expliquait pas jusqu’aux pages que voici !
Bertrand Poirot-Delpech
de l’Académie française


ALLÉLUIA LES ÎLES

Chausey est une île, entourée d'eau de toutes parts. Petite. Elle s'embrasse du regard. Robinson l'a décrite une fois pour toutes, avec son rivage étanche. Le troisième jour Dieu a créé Chausey à titre d'exemple. Ici, ce sera la terre, et là, la mer. Simple et net.
Ne cédez pas sur les îles. Les îles sont radicales. Elles appartiennent aux premiers modèles. Et c'est pour cela que nous les avons en tête. Elles ne rentrent pas dans le rang. Restent dans un complet désordre.
Ne cédez pas sur les îles. Elles sont la mémoire du monde avant le monde, elles sont son espoir.
Il n’y a pas d'île en particulier. Ce que les îles ont de particulier est moins important que ce qu'elles ont de commun, leur nature d'île. Les hommes ne vivent pas toute leur vie dans l’île. Ils en parlent tard le soir. Ils se souviennent d'y être nés, il y a très longtemps. Ils les recherchent, ils les guettent sur l'horizon. Elles jouent à cache-cache avec leur position astronomique.
Ils les devinent, ils les perdent. Elles changent de forme à chaque instant tandis qu'ils s'en approchent. C'est une autre île qu'ils abordent. La côte au vent hurle à mort, la cote sous le vent n'en finit pas de marécages. de lagunes et d'oyster ponds. On a vu les baleines faire l'amour derrière un du ses bras.
Les îles sentent comme les lits. Les hommes remontent interminablement leur val embroussaillé, suivant un intime ruisseau, parce qu'au sommet ils espèrent trouver la vue. Lorsqu'ils arrivent après de terribles efforts, tout est soudain pacifié, ils embrassent du regard le monde dans sa rotondité infinie. Ne cédez pas sur les îles. Je conserve Chausey dans ma tête, si bien enfermée, que souvent je l'oublie.
Chaque homme est une île avec ses oiseaux, ses arbres, ses caches, ses ombres, ses sources, où peut-être personne n'abordera jamais. On n’explique pas autrement l’étrange histoire de l'humanité, sa folie meurtrière, son désespoir, son espoir, ses désirs, sa jouissance, son innocence.
Chaque homme est une île, alléluia.
Ne cédez pas sur les îles. Chausey est une terre entourée de mer. Je n’ai rien d'autre à en dire. Sinon que j'ai un faible pour l'île. Elle correspond à une idée claire dans mon esprit et me rassure. Elle est isolée, identifiable, protégée de l'extérieur. Son rivage est son épiderme.
Chausey se termine quelque part rondement, et ses limites finissent par se rejoindre en aucun point et en tous les points.
Chausey est parfaite et saisissable. Tout au contraire des continents, dont on peut longer le rivage jusqu'à en mourir. À faire le tour de Chausey, je n’ai pas le temps de vieillir.
L'île a réponse immédiate à tout. Il n'y a pas de grande île. Une île est petite. Tout ce qu'elle propose s'embrasse d'un seul regard, à portée de cri. Chausey se décrit avec amour dans un seul livre, avec tous ses oiseaux, tous ses insectes, toutes ses plantes et tous les mots pour les nommer qui lui appartiennent en propre.
Chausey par le fond s'appuie sur la planète et lui emprunte sa robustesse granitique.
Les îles sont à peine habitées et de préférence désertes. Parce qu'avec île on construit solitude. Les îles sont des forteresses contre le bruit, la distraction, le commerce et le monde. Le temps ne peut s'en enfuir. Le paradis ce n'était pas autrement. Parce que le paradis contient déjà l'enfer.
Oui mais c'est à nous de décider. Alors, retenons le paradis et restons-en là. On croit l'avoir aperçue à l'horizon entre deux nuages mais on la dépasse et l'océan au-delà est sans limites.
Chausey est sur la route du vent qui l'emporte immobile comme une chevelure. Des arbres brisés .sur la mer et des oiseaux dans le ciel l'annoncent, à moins qu'ils ne la rappellent une dernière fois.
Ne cédez pas sur les îles. Elles sont le monde.
Alléluia les îles.


AU CŒUR DE LA CARTE DES ÎLES

Assis devant la fenêtre qui s'ouvre sur la mer bleue, je rêve d'une carte absolue. Elle décrirait tout ce que je vois, mais aussi ce que j'entends, un chien qui aboie, un moteur hors-bord qui s'éloigne et encore derrière, les cris d'oiseaux de mer sur le Grand Colombier et aussi cette très légère odeur de vase dans l'air immobile surchauffé.
Carte vertigineuse, qui se déploierait dans toutes les dimensions de l'espace et du temps. La mémoire y apparaîtrait avec son collage d’images souvenirs : le grand incendie de brousse suivant un feu d'artifice qui avait embrasé toute l'île de Grande Fourche, dragon à dos de flammes dérivant contre le courant de marée du Sund.
J'imagine une carte qui ne rendrait pas seulement compte des contours du paysage, mais aussi de la beauté. Dirait le bleu turquoise de l'eau sur les bas-fonds de sable, la lumière blanche, vernissée des coques des bateaux, le nuage de mouettes qui suit un chalutier et, au-delà, le ciel plombé de chaleur qui dissimule le continent.
.“ I1 ne faut pas confondre la carte et le territoire ” ; cet avertissement, aussi ancien que les premiers cartographes, laisse insatisfait. Peut-être faudrait-il dire : il n'y a pas de carte sans territoire, le territoire n'existe qu'à partir du moment où il est cartographié. La carte de l'archipel de Chausey, au large du Cotentin, ressemble-t-elle à un amas d'étoiles, à un impact de météorite ? Peut-être. Un éblouissement de points noirs sur le papier blanc.
Les géologues parlent minéralogiquement d'un socle de onze kilomètre de long par cinq de large, surgi des profondeurs du magma terrestre, il y a des millions d'années, et que la mer et le vent auraient sculpté chaque jour depuis cette date, travaillant avec leur outil, l'érosion.
Et chaque jour, lorsque je me promène à petits coups de pelle d’aviron entre les blocs de granit déchaussés de leur gencive de vase et de pauvre terre végétale, je vois cette érosion fissurer un “caillou ”, comme on appelle ici ces monolithes mastodontes, en déplacer un autre, le soleil, la pluie et les lichens les ronger. Sans raconter la longue histoire des carrières débitant des milliers de mètres cubes de bordures de trottoirs pour Paris, de pierres de taille pour Londres ou Le Mont-Saint-Michel ou les quais de Granville. À tel point que je m'étonne que ces fragments de continent subsistent encore. Lavés, rincés, gelés, fouillés, secoués par l'océan comme un sucre dans une tasse. Obstination de la pierre.
Et pourquoi je me sens plus proche de cette pierre à l'épiderme raide que de l'insinuante mer qui se love dans les havres, monte en tapinois, entoure un banc de sable, noie un rocher isolé, lève les chevelures de varech et d'algues, dites japonaises depuis que celles-ci sont apparues sur l’estran, importées, paraît-il, avec du naissain d'huîtres ? En quelques années, elle ont envahi toutes les dépressions de leurs écharpes jaunes.
La première carte de l'archipel date de 1675. Elle fut levée par M. de la Voye sur ordre du roi. Les îles s'appellent encore Choze.

(...)

Des appréciations sur Chausey imago mundi

C'est une île qui mérite une déclaration d'amour. En voilà une. Ce livre de peinture vraie et de mots jolis est à la hauteur de cet archipel cabossé, orgueilleux et salutaire".

François Simon (Ouest-France)

Un merveilleux ouvrage, mi-artistique, mi-poétique.

Nita Rousseau (Nouvel-Observateur)

Au plus profond de la réalité poétique…

Paul Guimard (Côté Ouest)

Un livre réalisé avec passion.

Laurent Samuel (Ça m'intéresse)

Un merveilleux cadeau bien ficelé de mots et d'images, où l'on sent très fort votre tendresse pour ces cailloux...

Yvon Le Corre

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