Le Mont Saint-Michel au-delà du Temps

“ Le Mont Saint-Michel au-delà du Temps ”, avec des aquarelles de Jean Lou Eve, éditions Aquarelle (1997) réédition en poche du texte seul en 2003, éditions Octavo.

ACTES DE PROPRIÉTÉ

Le Mont-Saint-Michel, qu'on le sache tout de suite, est normand, mais les Normands le prêtent volontiers aux Bretons, puisqu'il se trouve entre eux.
En fait, il n'appartient ni aux uns, ni aux autres, mais à un archange, Michel, qui en est le seul propriétaire.
A vrai dire, il appartient d'abord à la mer, qui est très vaste à cet endroit ; aux airs, et ils sont immenses tout autour et par dessus, aux vents ; aux grains ; à la marée ; aux sables ; au désert, car ces sables forment à marée basse un désert, avec ses mirages, son oasis de Tombelaine, et ses caravanes en route vers les lieux saints.
Il appartient, et c'est assez nouveau, aux bagnoles, qui forment à ses pieds une sorte de chitine qui brille au soleil. C'est une Tour de Babel. (On en reparlera).
C'est un lieu unique, sur la nature duquel on s'interroge sans cesse.
Le Mont-Saint-Michel appartient au Moyen Age et aux temps de grande foi, de grands chants, de grandes prières, lorsqu'on y arrivait à pieds saignants jusque depuis les confins de l'Europe.
C'est d'abord et surtout un temple céleste avant d'être un monument historique. C'est un morceau chu sur terre de la Jérusalem céleste. (On en reparlera). Ceux qui craignent de s'ennuyer au Paradis s'ils doivent y chanter toute l'éternité, devraient venir demander à Michel ce qu'il en est. Le Mont fut construit pour jeter un pont fou et mystique entre le ciel et la terre. C'est une échelle de Jacob. (On en reparlera). C'est une pyramide creuse, il pousse un palmier sur son flanc. (On vous dira où).
Il faut le regarder pour tenter de le comprendre. Fermer les yeux pour continuer de le regarder. Et si nécessaire s'ouvrir l'œil pinéal avec un couteau Opinel, outil bunuélien très répandu dans la région, pour la pêche à pied.
Le Mont Saint Michel est une Montagne Magique, pour ceux qui en trouvent la porte.
Nous allons, avec la certitude de ne pas y parvenir, tenter de trouver cette porte, tenter de la pousser.

APPROCHES ET ÉCLIPSES

Je ne crois pas inutile de rappeler que lorsqu'on s'approche du Mont, il apparaît et disparaît successivement. Pour la simple raison que, quelle que soit la surprise de sa découverte au détour de la route, à cinq ou six kilomètres de distance, notre capacité d'émerveillement est rapidement distraite pour laisser place à d’autres préoccupations concurrentes, quelquefois prosaïques, la recherche de nourriture dans un restaurant par exemple. Par ailleurs, si le Mont est visible de très loin, tandis que nous avançons dans le diorama qui le précède, un arbre, une haie, un village, un talus, un mouvement de terrain le cachent pour le laisser réapparaître ensuite. Et puis l'étonnement s'use.
Et bien c'est lui. Et alors ?
Notre fièvre ne s'est pas non plus alimentée aux mêmes sources que les pèlerins du XVème siècle qui arrivaient à pied, à pied, à pied ... du sud de la France ou de l'Europe. Leur attente était d'une autre ampleur que la nôtre, spirituelle, mythique. Ils arrivaient au bord du monde boréal. Ils arrivaient à la limite des terres émergées. Ils arrivaient devant la demeure des esprits, ils arrivaient devant le palais angélique en relation permanente avec l’au-delà. Nous arrivons les viscères en stase du fait de la position assise dans une automobile.
Nous arrivons le derrière propulsé par quatre roues et un moteur nourri aux détritus fossiles. Nous cherchons un monument historique. Nous le trouvons. Nous ne trouvons en général pas le marchepied vers l'infini.
Il faut une disposition pour accéder. Une humeur pour percevoir. Une soif pour l'étancher. Une intelligence pour saisir les fils épars de l'histoire, de la foi, de la nature, de l'architecture, des intentions... Le Mont est un édifice d’intentions plus ou moins bien exprimées.
Ce moment du XXème siècle finissant, s'il se révèle bénéfique aux œuvres de conservation architecturale, semble ne pas être propice aux départs fulgurants de l'âme. Si l'on considère le Mont comme un appareil propulseur de spiritualité, il se trouve en ce moment sous employé. Peut-être en panne.

LE LIEU DU DÉSASTRE ET ENSUITE

Il serait honnête d'ajouter, pour qui ?
C'est ici que les eaux sont irrésistiblement montées. Et cette terre, si indifférente, a dû reculer. Les eaux se sont installées.
Chaque jour, deux fois, elles répètent à nouveau le geste de leur invasion. C'était une forêt, c'est devenu la mer. Pas la mer vraiment, plutôt un épandage paresseux.
Voilà pense-t-on un lieu pour se mesurer.
C'est assez vaste et balayé d'air, incommensurablement inhabité pour que l'on se trouve obligé de considérer l'accident que notre présence y produit.

EN ROUTE À PIED 14 H 30, 9 MAI 1997

On pisse dans le dernier fourré disponible, avant de s’engager sur les étendues de sable où l'on ne trouvera plus rien pour appuyer son jet. Le bec d'Andaine est un bon point de départ, on y vient souvent l'hiver, s’acagnarder dans un repli de dune abrité du vent et exposé à un faible soleil. On reste engourdi à écouter des oiseaux que l'on ne voit pas. À en voir d’autres très petits, et qui ne chantent pas ? Le bec d’Andaine est un coin du sud égaré au nord. Est-ce la couleur d'un doux ocre jaune du sable ? Bref, ça met du chaud au cœur pour partir vers le grand espace que la mer vient découvrir à la disposition des bipèdes.
C'est parti. Pieds nus, la vase giclant entre les orteils, on traverse un petit cours d’eau, sans doute celui qui passe sous le pont de Genêts. On s'étonne qu’il soit déjà tiède en cette saison. Je me souviens de passages, au début du printemps, qui ressemblaient à une progression vers le pôle. Mollets et cuisses raidis du froid.
Il y a des touristes avec des extrémités roses de bébés, des femmes ont peint leurs ongles, pour la circonstance (?). Vont-ils tenir les quatorze kilomètres sans faiblir ? Eh bien ils tiendront. Si l’on considère sa récente érection sur ses deux pattes arrière, L’usage intensif de la chaussure, de la télévision, on constate que beaucoup d’hommes contemporains et de femmes de la même époque savent encore marcher pieds nus. Surprise.
Finissons-en avec les pieds. Ce sont les principaux instruments du pèlerin. On a depuis longtemps abandonné le bourdon, ce bâton rituel qui servait aussi à se défendre contre les bandits de grands chemins.

(...)

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