La Proximité Folle du Paradis

“ La Proximité Folle du Paradis ”, Chroniques de voyages, parues dans Grands Reportages, Le Monde, Géo, éditions Actes Sud, collection Terre d’Aventure, (1991).

TIREZ SUR LA LANGUE ROUGE ET CLAC

J’hésite devant mon sac. Surtout pas de valise. Je l’ai sorti il y a plus d’une semaine. Il bée sur une chaise. J’attrape le passeport, autant commencer par lui. Un foulard, une chemise, un couteau pliant... Je les jette dedans. Pendant que j’y pense, il ne faut pas oublier les cartes. Où sont-elles ? Le foulard est inutile. Fera-t-il chaud ? Plutôt un chapeau de soleil ? Ou bien je l’achèterai sur place. Quel temps fera-t-il ? S’il sort du champ de mon regard, je ne pense qu’à lui. Il faudra le porter pendant deux mois, le traîner sur les tapis roulants des guichets d’enregistrement, l’entasser sur un toit d’autocar, dans un coffre de taxi, l’abandonner dans des consignes précaires, des halls d’hôtels, derrière des comptoirs de bar. Le pousser dans des ascenseurs, le hisser dans des escaliers. Le vider, le remplir dans des chambres d’hôtels.
Je m’arrête à vingt litres de volume, huit à douze kilos de poids. Prévoir qu’il faudra le porter jusqu’à la gare les jours sans bus, sans taxi, sans pousse, sans porteur, sans chance. Et puis l’autonomie. Ne penser qu’à cela. Voyager les mains libres. Ne pas voyager pour ses bagages. Je voudrais être un jour l’Asmodée des valises. Mais que transportent-ils dans ces valises grandes comme des frigos ? Ces séries de valises assorties ? Quoi ? Des uniformes, des tenues de soirée, des manteaux de fourrure, des déshabillés de plume, le Mémorial de Sainte-Hélène et des ours en peluche. J’ai bien traîné jusqu’à Bénarès une boîte de Vache Qui Rit, obéissant sans doute inconsciemment au culte qui leur est rendu là-bas. Eh bien, elle m’a sauvé la vie. Moralement. Des nourritures épicées avaient tracé un chemin de feu direct entre l’entrée et la sortie de mon corps. Mon énergie et ma vie s’enfuyaient par le tuyau des toilettes. Lorsque j’ai exhumé, roulée dans un tricot de corps, ma boîte de Vache. Développant à la suite les six secteurs de 63° de leur papier d’aluminium. Tirer sur la languette rouge et clac. Ce n’est pas très au point leur système. Je me suis fabriqué un pansement maternel, intestinal. Je revoyais mes prairies natales, la pluie normande, et l’espoir de revenir vivant au pays.
Le bagage échappe à la raison. On croit embarquer le nécessaire. Stupéfaction, en atterrissant sur le tatami d’une petite pension de Kyoto, de découvrir dans le sac ouvert le guide de Notre-Dame-de-Lorette, Italie. Mince, certes, vingt pages, pas plus.

Il faut distinguer les flux. Ce qu’on emporte pour survivre, ce qu’on rapporte pour se souvenir. Les bottes en cuir achetées sur le marché de Mopti, le masque de la lune en carton bouilli de Katmandou, les louches en cuivre martelé de Bakthapur. Les femmes les rendent étincelantes en les frottant dans le sable de la rivière. La râpe à taro en bois de palmier Socratea, le carré de vannerie du Sarawak, les graines de Pelagodoxa des îles Marquises. Elles renferment l’espoir de voir un jour se développer de prodigieuses feuilles vertes. La coupe à deux tons de faïence bleu sombre, achetée à un étal sur un trottoir d’Osaka. Le poème offert par un voisin de table au restaurant, écrit à la plume sur une serviette en papier, à Mindelo, îles du Cap-Vert.
Entre l’export et l’import, faut-il jeter pour faire de la place ? Donner à qui veut ? Se dépouiller de ses changes de linge de corps, de sa brosse à dents, semer son bagage comme la femme de Larousse, et se revêtir sur place ? Je me souviens d’un caleçon indien acheté à Jaipur : le coton gardait, je ne sais de quelle manière, dans sa substance fibreuse, le souvenir du champ dans lequel il avait été cultivé. Je me trouvais les reins habillés de cotonnier plutôt que de coton

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