La très merveilleuse et insolente Vie
de Pulcinella à Venise

“ La très merveilleuse et insolente Vie de Pulcinella à Venise ”, éditions Octavo (2003).

Chapitre i
Né d’un œuf

L’étrangeté de ma venue au monde. Premiers regards interloqués
sur des objets censés représenter la réalité. De l’importance probable
des dindons en ce qui me concerne.

Je nais d’un œuf, assez gros ma foi, posé dans un panier empli de paille, dans une sorte de crèche. Il est quatre heures de l’après-midi, si je me souviens bien de l’angle de la lumière. Je garde une affection pour ce moment heureux du jour, équidistant des blêmes du matin et du soir. J’évite donc à ma mère les douleurs de l’enfantement, qu’elle m’aurait reprochées toute sa vie. Elle n’a même pas à me couver. C’est une dinde qui s’en charge.
Je nais ainsi en territoire neutre. La situation aurait pu être déplaisante pour un enfant banal. Je n’ai rien de banal. Je ne me soucie pas d’une recherche en paternité ou en maternité. La taille de l’œuf m’a permis de croître dans l’isolement et lorsque je viens au monde, j’ai près de cinq ans, six si l’on y ajoute la croissance de l’embryon que j’ai aussi été. Dans ma bulle, j’ai eu le temps de m’habituer à ce qui m’attendait et de développer ma mémoire, puisque dans l’obscurité et sans carnet, je ne pouvais prendre aucune note. Il est donc entendu qu’on ne me racontera pas d’histoires, puisque je les connais déjà toutes pour les avoir entendues dans ma préhistoire.
Mes frères bossus, au nombre de neuf, prévenus, m’attendent avec des hourras. Ils m’attendent avec de bonnes histoires et le parti d’en rire. Je viens renforcer leur petite troupe hilare.
Au sortir de l’œuf, je vois d’abord celle que je prends pour ma mère, une vieille femme assez laide, au nez crochu, qui semble être ravie de cette apparition. Il me fut révélé plus tard qu’elle n’était pas ma mère. Une grand-mère? Une nourrice? Une servante? Je me pose aussitôt des questions sur ma conception. J’écarte l’hypothèse immaculée, ce n’est pas dans mon caractère. J’appartenais déjà et j’appartiens encore à la furieuse matière dans tout ce qu’elle peut avoir de plaisant et de déplaisant. Les semences angéliques ou divines n’ont pas été gaspillées pour moi.
Plus tard j’étudierai pendant des années cette histoire d’œuf. D’où vient-il? Il est disproportionné avec la pauvre dinde qui en couvre à peine la rotondité. A-t-il crû en même temps que moi, n’ayant au départ que la taille modeste d’un œuf de gallinacé? Qui a cassé la coquille? Certainement pas moi, car il faut à ce point un marteau pour ébrécher le calcaire massif. Qu’a-t-on fait de la coquille vide après ma naissance? J’ai entendu dire qu’elle avait été enterrée au fond du jardin au pied d’un palmier. J’ai foui plus tard dans l’espoir de la retrouver. Mais la guerre était passée par là. Les bombes avaient abattu les palmiers.
Il y a encore à proximité immédiate de ma corbeille de naissance un dindon qui fait la roue, comme s’il avait été le phénix fécondateur. J’écarte cette revendication. Si je suis né avec un masque à bec étroitement appliqué à ma chair, je n’ai jamais poussé la moindre plume grise ou verte ou rouge. A vrai dire, je le regrette. Mais apparemment il faut en naissant, et même de manière confuse dans mon cas, choisir le règne auquel on appartient. Je ne suis, ni ne serai jamais, des reptiles ou des oiseaux, en cette présente vie du moins.
Je ne vous parle ni d’une échelle posée contre le mur de ma chambre, qui semble abandonnée, et par sa seule présence m’invite à grimper. Ce que je n’ai dès lors cessé de faire. Ni d’un portrait en pied et en ailes représentant un aïeul de mes parents dindons. Considérez une fois pour toutes que j’étais un croisement de deux familles, dindons par la main gauche, Polichinelles par la main droite. Et voyez ce que vous pouvez en faire.

 

Chapitre ii
Sous les planètes blanches

Rassasié à peu de frais. Boire n’est rien lorsque l’on peut téter.
Eloge du long souffle. Mon père a traversé l’Afrique et essaie de m’en parler ainsi que des femmes. On n’a pas épuisé l’examen de la tétée.
Ceux du gauche et ceux du droit, première approche.

Quoi?
Non, je ne dis rien.
Je rêve.
Je vais vous raconter la suite.
Il m’a été épargné la vulgarité de naître riche et celle de naître pauvre. J’ignore dans mon jeune âge les encombrements du faste et les hideurs de la misère. Je suis immédiatement, et malgré mon âge avancé – quatre ou cinq ans vous ai-je dit? –, survolé par une planète blanche, ronde, veinée de bleu qui vient régulièrement se poser sur ma bouche et inonder tous les intérieurs et replis de ma peau d’un liquide chaud. Jamais je n’ai retrouvé plus tard dans ma vie une telle jouissance.
Je ne doute de rien. J’ai observé que cette lune qui me couvre de son ombre est doublée d’une autre prête à prendre le relais en cas de défaillance. Je puise inlassablement à ces sources jumelles pour ne les abandonner qu’épuisé de satiété et m’endormir. Je n’évalue pas le risque que ce parfait transport céleste puisse souffrir d’un défaut ou s’arrêter définitivement.
Je participe peu aux trivialités de l’existence. Autour de moi, on fait le lit, on échange les nouvelles du jour.
A ce que je me figure, maintenant que je suis devenu le spectateur de ma propre vie, je joue mon rôle à la perfection. Personne ne me l’apprend. Je sais distinguer l’essentiel de l’accessoire. Rien ne peut me distraire, ni ne m’a jamais distrait de l’essentiel. Et cet essentiel varie avec l’âge. A cinq ans je téte mes principes nourriciers avec d’autant plus de fougue que mon temps est passé pour ce genre de distraction. On me joue une prolongation. Peut-être pour le bonheur particulier de ma nourrice-mère qui aime se sentir ainsi vidangée par ce glouton.

(...)

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