Robinson

 

Jean-Claude Lattès éditeur (1985).

L’homme de Solitude

Iles, ma terre-mère

Je suis né sans le savoir. Pendant très longtemps encore, je n’ai pas compris que je vivais. Ils parlaient, me disaient des mots. Ils désignaient la mer verte, les poissons argentés, les masques blancs, les pommes à cidre, les voiles brunes. Il n’y avait pas de mots pour désigner l’odeur de ma paillasse, le goût du lait de ma mère, le loriot mangeant les cerises, le sable coulant entre mes mains, la présence insistante des morts, le rire de Jeanne et de Lucie, la lumière rapide du soir sur la falaise et la silhouette de l’île de Chause sur l’horizon. Ils tentaient de m’expliquer. Ils tendaient le bras, la main, l’index : “ Vois ! ” Je voyais le monde. Ils me disaient : “ On ne sait pas pourquoi. ”
A Maris, je voyais, à l’angélus du soir, les pêcheurs poser leur panier sur le trottoir, les crevettes formaient une masse grise, vivante. Un morceau de toile de jute mouillé empêchait les crevettes de jaillir dans la boue, d’une détente de leur queue transparente.
Ils criaient : “ A la belle chevrette, à la belle chevrette ! ” Je les entends. Ils avaient passé l’après-midi dans les eaux épaisses de la marée basse, poussant devant eux un grand haveneau à lame de bois.
La nuit et chaque chose tombaient à leur place, pour former une réalité, pour moi, jusqu’à ce jour, indestructible et vraie.
Je ne pouvais plus attendre.
Je sentais l’odeur du sable séchant au soleil et des méduses mortes, l’odeur du sel, des barques de bois et du goudron, l’odeur de la vase dans le port et des chaînes rouillées, l’odeur du vomi, du granit des quais et de la pluie ; la nuit, l’odeur montant de la mer dans les potagers, l’odeur des pierres retournées à marée basse, de la poissonnerie. L’odeur de l’eau.
Le chat regardait la mer, assis sur le bord de la fenêtre. Pour moi, la terre, c’était la mer. Il n’arrivait rien à l’intérieur des terres qui ait le moindre intérêt.
De la mer venait le vent d’ouest pour respirer, les nuages traînant sur l’eau, la foudre et la violence, les bateaux, les marins, les caisses de tissu vert et d’épices jaunes, qui éclataient sur le quai, les grumes de bois rouge, les fûts puants d’alcool, la gomme arabique et le spermaceti de baleine.
La musique et les chants arrivaient de la mer avec les équipages, et les histoires des tremblements de terre de Punta Arenas.
J’habitais provisoirement au bord du monde, et la porte pour y accéder se trouvait entre les deux jetées. Là commençait la mer, pas celle prisonnière du bassin, mais la mer des Ondes, la mer qui berce et qui branle.
La mer menait à tous les autres rivages, connus ou encore ignorés. La mer touchait à tous les ciels. La mer menait aux Indes et aux îles.
J’attendais de partir.
Je suivais la mer dans ses flux et ses reflux. Je descendais dans son lit. Pendant très longtemps je n’ai pas soupçonné que la terre puisse être autre chose qu’un rivage, un bord de terre. J’ignorais que l’on puisse partir loin sur la terre. J’ignorais qu’il existât des rois, des gouvernements régnant sur des terres. J’ignorais qu’il existât des hommes qui n’avaient jamais vu la mer.
J’ignorais que la vie puisse être autre que de pêcher, voyager, transporter, aborder, repartir, aller plus loin, aller là où va le vent sur la mer.
J’ignorais qu’il y eût des routes étroites. La mer menait partout, sans haies, sans barrières, sans ponts, sans fossés, sans fortifications. La mer était ouverte et jamais refermée. Je vieillissais, j’avais peut-être sept ans déjà. J’appris que je mourrais lorsque mon grand-père est mort saigné par les médecins.
J’appris les mots qui désignent ce qui ne se voit pas, ce qu’on cache, ce qui est dans le corps, entre les jambes, sous la mer, sous les paroles, derrière ce qui est devant.
Avec une rage déterminée, je voulais être enchanté. Je ne tolérais pas que le monde puisse être petit, insuffisant.
Ils sont arrivés un soir à la maison. Je les avais entendus monter l’escalier avec fracas, criant et butant sur chaque marche.
La porte s’est ouverte et j’ai vu les masques. Ils hurlaient, rotaient, ricanaient, s’avançaient avec des trous noirs dans leurs visages roses et bleus, des crinières rouges de lions et blanches de veaux. Ils jouaient du violon, des castagnettes et du cliquet. Ils remplissaient la maison, ouvraient les portes, disparaissaient dans les chambres, se regardaient avec abandon dans les miroirs, pétaient sans gêne, renversaient les brocs d’eau, arrachaient les rideaux, ôtaient leurs cheveux, essayaient des vêtements tirés de nos armoires ; jamais ils n’enlevaient leurs masques, avec deux doigts faisaient glisser des gâteaux dans leurs bouches de carton, ils s’affaissaient, se taisaient tous à la fois, s’embrassaient en silence. Le violon repartait, si lent. Il restait trois chandelles, je ne voyais qu’à peine leurs mains pâles, fatiguées. J’entendais glisser la soie des jupes jusqu’à terre, je l’entends encore. J’ai commencé à souffrir. Qui étaient les femmes sous les masques ? Celles qui dansaient ?
La musique me tendait au bout de ses bras.
J’ai su que tout était possible.
Personne n’avait l’intention de mourir pour l’instant. J’avais cessé d’être jeune. Très lourd, un masque s’est levé de la table pour rejoindre les danseurs. Je n’avais jamais rien vu qui ressemblât à un homme de cette manière. Peut-être était-ce le premier homme que je voyais. Allait-il retomber ? Ses mains jouaient d’un instrument invisible.
Il était habillé de larges chausses noires, et d’une chemise blanche à festons de dentelle aux poignets et au col. Sur son masque étaient peints la viande des yeux et le sexe de la bouche.
Je m’efforçais de naître.
Je ne quittai pas l’école. J’y avais été absent. Rien de ce que j’y entendais ne me concernait. Je connaissais déjà la réalité. J’avais fréquenté les entrepôts, les quais et les églises, tenu le voile noir, bordé d’argent, sur un mort, accompagné aux vêpres le chantre à deux nez et servi les burettes. J’avais joué à l’épervier et m’étais cassé le cubitus, aménagé une cache inexpugnable dans la falaise. Ma bande s’appelait “ la tortue noire ”. Je m’étais fait jeter à la porte des lieux où vont les hommes sur le port, avais gobé crus des œufs de cormoran. Je savais tuer un poisson d’un coup de dent dans la tête, retourner un poulpe. J’avais vomi mes tripes en mer. Je ne savais pas nager, je marchais sur l’eau.
Les hommes de ma famille naviguaient, avaient navigué, ou étaient disparus en mer. Je n’entendais parler que d’équipages, d’échouages, de vent, de chargements, de voies d’eau, d’escales, de démâtages, d’attentes de femmes, d’amours absolus et absents, de mémoires inusables.
A l’office de nuit, les prêtres brûlaient dans l’église une poudre venue de l’autre bout du monde, et élevaient l’ostensoir contre le vent et les rafales de pluie qui secouaient les vitraux. Les femmes imploraient un seul dieu : la mer.
Les enfants naissaient à marée montante, les agonisants partaient avec le reflux, toutes les tombes du cimetière regardaient la mer.
Je n’imaginais pas de lever les yeux sans voir la mer et la tache blanche d’un bateau tirant des bords pour se rapprocher de la côte.
Je partis naviguer, la mer était devant la porte.
Je voulais rencontrer des dragons, découvrir des arbres et des fruits différents, des villes lacustres, remonter des bayous, voir une île inconnue monter sur l’horizon au petit matin, après trente jours de mer. Suivre son rivage. Les cascades jailliraient du haut des falaises, les mornes se perdraient dans les nuages. Des troupeaux de chevaux sauvages galoperaient sous les flamboyants. Des hommes, le visage peint de bandes horizontales, rouges, blanches et vertes, comme leurs idoles, nous attendraient sur la plage de sable noir, leurs sagaies et leurs arcs à la main.
Je n’avais pas l’intention de rester sur la terre de mes pères à attendre que la mort me cueille. J’aurais ignoré l’innocence et la cruauté.
Une vipère verte, lovée dans un grand bocal d’alcool, me tenait compagnie à distance tandis que parlait le maître. Je ne pouvais pas admettre qu’elle ne fût pas vivante. Un jour, dans la classe vide, je montai sur un tabouret pour atteindre le haut de l’armoire et tirai le bocal à moi. La vipère et l’alcool me tombèrent sur la tête. Je poussai un hurlement et me retrouvai à la porte. Il y avait de la neige ce jour-là dans les rues. Cela ne se produit qu’une fois tous les dix ans à Maris. Je n’avais rien à reprocher à ma vie.
J’apprenais tous les jours de nouveaux gestes, de nouveaux plaisirs, de nouveaux regards, de nouvelles paroles. Chez les moines, à écrire le latin, à lire les philosophes, le temps d’un été. J’avais goûté leurs livres, leur pain, leurs oignons, leur lait, leur beurre, leur silence et leurs chants. J’ai cru, pendant un moment, que je resterais avec eux dans leur campagne verte sous la pluie.
Je les embrassai, quittai leur couvent, leur silence. Je me mis à écrire, je jetai tout le papier que je noircissais.
Je croyais savoir ce que vivre voulait dire. Des années plus tard, lorsque mes mains ont commencé à ressembler aux mains tachées des vieillards, que j’avais observées lorsque j’étais plus jeune, je me suis souvenu de cette certitude.
Les années passent, il y a toujours des jeunes et des vieillards. Ce ne sont plus les mêmes.
J’ai continué de partir. Il y en a assez qui restent. Ils suffisent pour faire ce qu’ils prétendent qu’il est nécessaire de faire.
J’ai vécu parmi les hommes qui partent. Nerveux, secs, les yeux enfoncés dans la tête, le poil court, le mollet long. Ils construisent des violons, montent sur les toits, dans les arbres. Ils passent des nuits à regarder la mer. Ils meurent comme une flamme soufflée, le jour où ils le décident.
J’ai vécu avec ceux qui construisent les bateaux, dans une mousse de copeaux de bois. Je passais la main sur le bordé, ma paume sentait une légère résistance. Je passais le rabot, puis la main, puis le rabot, et c’était parfait.
Désormais, ce serait l’eau de l’océan, qui glisserait là, lorsque le bateau prendrait de la gîte tribord amure.
C’était aussi les îles. Les îles sont ma terre-mère.
Il suffisait de tirer des bords pendant deux heures pour atteindre Chause depuis Maris. Aller à Chause, c’était arriver sur l’horizon, mettre les pieds là où les autres ne posent que le regard. Avec île, j’appris solitude. Ce que je sais vivre, je l’ai appris à Chause.
A Chause, il y avait davantage d’espace, de ciel et de vent, et moins d’hommes.
Je suis parti vers les îles.
La violence, l’asphyxie, c’est un paradis. Il prend pied, il sent le sable dur, fer bleu au fond de la rage de la vague. L’eau le reprend. Il roule dans la mer sans haut ni bas, souffle bloqué dans la gorge. Il va mourir sans y penser. Ça n’en finit plus. Beaucoup plus long qu’il ne l’avait imaginé. Les yeux ouverts, il voit passer des fleurs arrachées à la terre par la tempête. Une guirlande de noces. Le dessous de l’eau. La violence. Il tente quelques mouvements lorsqu’il reconnaît la direction du rivage. Il nage contre la mer. Toutes ces bulles, tout cet air dont il ne peut se nourrir. J’ai voulu, je l’ai toujours attendu, j’ai pris le risque de ne pas arriver. Sauter ou ne plus vivre. Quitter les bateaux lorsqu’ils touchent la terre, à la fin de la mer. Il s’était lavé sous des cascades, il avait plongé du pont du bateau. Il connaissait l’eau. Jamais il ne s’était trouvé dans cette violence. Il n’est pas dans la mer mais dans une fureur qui tord ses membres, tente de rompre son dos, étrangle sa gorge. Il voit son sang épars dans l’eau. Il ne souffre pas, ivre du mouvement qui lui est imposé.
Jeté, étiré, écartelé, comprimé, écrasé. Pas un espace, un instant pour jeter un cri.


J’arrivais au paradis

PREMIER jour. 30 septembre 7659.

J’étais subrécargue sur “ un vaisseau de cent vingt tonneaux, l’Aventure, portant six canons, quatorze hommes, sans compter le capitaine, son valet. Et moi. Nous étions partis du Brésil pour aller chercher des esclaves en Guinée. Notre cargaison était composée de clincailleries.
Si je suis seul aujourd’hui sur cette île, qu’on le sache, c’est contre ma volonté. J’ai été victime d’un naufrage. Nous naviguions le long des côtes de Guyane pour faire escale à La Barbade. Lorsque “ la mer sauvage ” a jeté le navire à la côte. Ce fut soudain. Avant d’avoir pu le redouter, le bateau était échoué sur ce qui nous a semblé être une barrière de corail. Il menaçait de se disloquer à chaque nouvelle vague. Nous avons alors décidé de rejoindre la côte. Nous devinions dans l’obscurité et les embruns des cocotiers échevelés. Je ne sais pourquoi je suis arrivé ici. J’ai décidé d’écrire ces quelques pages pour préciser mes souvenirs. Pour comprendre le cataclysme qui a changé ma vie. Qui m’a changé de vie. Qui m’a peut-être changé de nature.
Je suis né en 1632 à Maris. Je suis marin. Je navigue depuis longtemps. J’ai parcouru tous les océans, mais peu importe ce qui s’est passé avant.
J’étais un homme calme, et pas un de ceux qui recherchent les aventures. J’avais bonne réputation, j’évitais les coups. J’évitais d’en donner et d’en recevoir. Pourquoi le destin m’a-t-il choisi ?
Ce soir de tempête, je rêvais dans mon hamac. Ça soufflait fort, mais pas plus que ça ne souffle dans les mers tropicales. Nous n’étions pas dans la saison des cyclones. Seulement des grains blancs qui passaient et nous obligeaient à réduire la toile. Il faut la rétablir, sous peine de faire du sur-place, une fois la rafale passée.
Je somnolais lorsque le bateau a touché. Erreur de navigation ? Le capitaine n’en rendra jamais compte. Il est mort. Ni le second, mort lui aussi. Tous sont morts, sauf moi. Dix de ceux qui sont montés dans la chaloupe ont été noyés dans les rouleaux devant la plage. Invraisemblable, la plupart savaient nager. Moi seul m’en suis sorti. Les vagues m’en ont sorti. Tout est clair avant le moment où nous avons été jetés à la mer, lorsque la chaloupe s’est retournée. Une grosse et solide chaloupe. Nous pensions pouvoir planer sur les rouleaux, et atterrir sur le sable avec quelques avirons cassés. Le pire qui puisse arriver dans ces circonstances s’est produit. La chaloupe s’est mise en travers d’une lame. Elle a été pulvérisée lorsque le rouleau s’est refermé sur elle. Un casse-noisettes de six mètres de haut.
Je tente de comprendre ce qui s’est passé. Nous étions au moins à deux encablures de la côte, avec des fonds de dix brasses. J’ai été précipité comme un bouchon au fond d’une bouteille, lorsqu’on s’y prend mal avec le tire-bouchon. Ça me poussait avec violence vers le bas. Ça voulait m’aplatir, me remplir d’eau et adios. J’ai senti mes oreilles éclater, mes poumons s’écraser. Le feu d’artifice. Des étincelles partout dans la tête, et dans les yeux des traînées lumineuses. C’était très long. Je n’en finissais pas de descendre. Je ne pensais pas que j’allais mourir. Comme si c’était déjà fait. Je ne souffrais pas. Je pensais à autre chose. Je me demande à quoi ? J’étais en retard à un rendez-vous. Autrefois, à bord, sur les bateaux, je disais toujours : “ Assieds-toi et réfléchis. ” On a toujours intérêt à différer une décision. Je prétendais même que lorsqu’un bateau a une voie d’eau, il faut s’asseoir et réfléchir. Je n’étais pas en position de pouvoir appliquer mes principes. J’étais sur un cheval emballé. Ça défilait très vite. Et moi, j’aurais pu croire que j’étais immobile. Je faisais semblant de nager, sans savoir si la surface était au-dessus ou en dessous de moi.
Je me souviens d’une sorte de paradis, rapide, différent. Ça chantait très fort. J’étais dans le buffet de l’orgue de l’église de mon village.
Soudain, une surface râpeuse, de la barbe de fer bleu. C’était le sable, j’y laissais toute ma peau.
J’ai essayé de me mettre debout. J’y suis parvenu. J’ai avalé une grande goulée d’air. J’ai vu la côte devant moi, encore assez loin. J’ai entendu une vague qui arrivait. Elle m’a assommé. M’a repris à la terre. M’a enfoncé sous l’eau.
Je partais pour aller loin. J’allais perdre le souffle et le dernier. Je ne souffrais pas. Aucun bruit. Aucune violence. Je planais très vite, avec une anormale facilité. J’allais atterrir bientôt dans un endroit très différent de celui d’où j’étais parti.
On se prépare souvent à cette idée. Je croyais être arrivé. Impatient, j’observais déjà, c’est cela la mort, l’apesanteur, pas une sensation d’étrangeté. Sommeil et long rêve.
Laminé, fourbu, ployé, élongé, écrasé. Ça n’en finissait pas.
Il y a à peine une heure, je flottais à l’abri, à l’intérieur de la coque du bateau, avec ces odeurs de goudron, de suif et de céruse dans le calfatage entre les bordés. Odeurs qui donnent si fort la sensation de rentrer à la maison lorsqu’on monte sur un navire.
Mais non, je n’étais pas dans mon hamac. J’ai voulu sortir mon coffre de sous mon cadre. Il était coincé. J’ai commencé à tirer tout en m’excitant. Je n’aime pas que les objets semblent manifester une volonté indépendante et me résistent. J’ai tiré avec violence plutôt que de rechercher l’angle sous lequel le coffre était rentré dans son logement sans forcer. J’ai tiré en jurant : “ Saloperie de saloperie ! ” J’allais me venger de cette résistance inattendue. Je voyais une planche qui commençait à céder en éclatant dans le châssis du lit. J’ai pris appui sur un pied et j’ai tiré à deux bras d’un coup sec. Le bois a cédé dans un bruit terrifiant. J’ai vu la planche s’ouvrir en suivant le fil des veines du bois. Je suis parti en arrière...
Je me suis retrouvé assis dans l’eau. La mer se ruait de partout. Je recevais des coups sur la tête et le corps, comme dans une attraction à la foire. Je me suis dit, ça commence bien. Qu’est-ce qui commençait ?
Combien de temps ça va durer ? J’étais soudain désintéressé. C’était donc moi qui filais dans l’onde amère, désarticulé, tout à fait désordonné, ivre mort. Avais-je perdu la tête ?
Je me suis réveillé sur le sable, le nez dans la vase, la chaleur du soleil sur mon dos. J’étais bien et mal à la fois. Ecrasé comme après une beuverie. Je me suis levé d’un lit où l’on ne se souviendrait pas de s’être endormi. Je marchais avec peine. C’est d’abord cela que j’ai remarqué. J’étais bien amoché. Et puis j’ai soudain raccroché. J’étais vivant. Ou bien étais-je mort ? Arrivé dans un autre monde ? J’avais faim et soif, et je souffrais. Tout cela peut arriver peut-être après la mort.
J’ai vu la terre. Une grande plage vide, trois cents coudées de sable avant que commence la végétation. Pas trop touffue pour la région. Quelle région ? C’est vrai, je suis quelque part sur les côtes de l’Amérique du Sud, puisque nous naviguions hier encore le long de la Cordillère. Hier ?
J’ai respiré et je me suis mis à rire. C’était comique, cette histoire tout à fait imprévue.
Où sont les amis ? Je les cherche. Je commence à crier : “ Frank ! Frank ! ” — le rieur triste —, celui qui parle si peu, mon ami. Comme j’aime son silence. “ Frank ! Frank ! ” Pour le moment il n’y a que les oiseaux de mer pour me répondre. J’aime ou je déteste leur cri. Ça dépend. “ Frank ! Frank ! ” Il a dû échouer derrière les rochers que je vois là-bas. Pourvu qu’il n’ait pas été assommé. C’est un meilleur nageur que moi, il a pris pied avant moi, il a allumé un feu à la lisière de la forêt. “ Frank ! Frank ! ” Pas de fumée.
J’ai marché pendant deux heures, personne. Deux chaussures ensablées, trois chapeaux et un bonnet. J’ai mangé des huîtres et bu l’eau d’une noix de coco.
Mon Dieu que cette plage est grande et vide. Des empreintes de cochons sauvages qui viennent piller les nids des tortues marines. Aucune trace de pied humain. Je suis le seul rescapé. Sous les cocotiers, je chante : “ Cococococotiers, cococococotiers. ” Ce soir du 30 septembre 1659, je comprends que ma vie sur le bateau est terminée. Mon capitaine et mes amis sont morts. Je crie, je hurle leur nom. Soudain je me tais. Que se passe-t-il dans la végétation, là-haut derrière la dune ? Y a-t-il des indigènes qui m’observent ? Non, ils se seraient déjà manifestés. Y a-t-il des animaux dangereux ? J’ai décidé de me taire. Agir avec prudence. Il me reste mon couteau avec lequel j’ai détaché les huîtres.
La nuit arrive, comme elle tombe ici, brutale. Trouver un abri. Pas contre le froid. Ici on peut dormir dehors, à la fraîche, mais contre les fauves qui, avec l’obscurité, sortent de la forêt.
Ce soir, mon premier soir, j’ai trouvé un arbre. Comme un oiseau, je suis monté me percher pour la nuit. Il y a ici des fauves qui grimpent mieux que moi aux arbres, et des serpents. Pas de meilleure solution pour le moment. Coincé entre deux branches au départ du tronc, j’ai très mal dormi.
Vous avez déjà dormi dans un arbre ? Je rêvais sans cesse que je tombais. J’avais froid. J’entendais des bruits impossibles à identifier. Je croyais être à bord du bateau, couché dans mon cadre. Soudain le bateau heurtait un récif.

Deuxième jour. 1er octobre.

Lorsque je me suis réveillé, le ciel était brillant, presque blanc. La mer calme. Le vent tombé. J’ai vu l’Aventure immobile, échouée sur le récif. Je n’ai pas encore perdu l’espoir de retrouver mes compagnons.
Bonheur, insouciance. J’aurais dû me rouler par terre de désespoir. Une bonne farce. J’étais jeté à terre, nu. Je jouissais du soleil avec la même béatitude que si j’étais installé sur le pont du bateau, les reins calés contre l’hiloire, prenant mon temps pour terminer une épissure.
J’avais envie de chanter. C’était dimanche. J’étais au centre de l’univers.
J’étais mort. Je venais d’arriver au paradis. Je voyais une côte qui partait sur ma gauche et ma droite, formée d’une succession de caps abrupts couverts d’une végétation abondante. Nulle part ne s’élevait la moindre fumée qui signale un groupe de chasseurs ou un village, aucune pirogue ne se détachait du rivage. Nulle part je ne voyais de trace de cultures ni, sur la plage, les cendres du foyer que laissent les pêcheurs venus passer la nuit à terre après avoir tiré leur embarcation au sec.
J’admire le décor auquel manquent des acteurs qui me ressemblent, des êtres humains.
Il est huit heures au soleil. Je dégringole demon perchoir. Le sable est chaud, entremêlé de petites plantes craquantes et épineuses. Je descends vers la mer pour frictionner mes contusions avec un peu d’eau froide. Je me retrouve nageant le long du rivage, riant. Je suis seul. Je n’ai rien à faire. Personne ne m’attend. Je ne reçois aucun ordre du capitaine. La cloche ne va pas m’appeler pour déjeuner. Je n’ai à cacher ma nudité à personne. Je mange quelques huîtres pour mon petit-déjeuner.
Je vais devoir commencer. Commencer quoi ? Et bien commencer à vivre seul, puisque je suis seul.
Suis-je vraiment seul ? Rien ne me déplairait davantage que d’être observé par une paire ou plusieurs paires d’yeux gourmands, cachés derrière les herbes là-haut, derrière moi, et qui méditeraient la confection d’un pot-au-feu dont je ferais le principal.
Je crains d’être mangé. Soit par les indigènes qui s’habillent si bien de plumes brillantes et qui habitent sur ce littoral, je les connais. Ou bien avec moins de cérémonie, par un fauve.
Mon premier désir est de manger. D’allumer un feu et de griller un poisson. Je m’étends sur le sable pour me sécher, je ferme les yeux. Je dois m’informer de l’endroit où j’ai échoué, me construire un abri contre des attaques surprises. Varier mon menu, je n’aime pas ces grosses huîtres grasses. Organiser d’urgence une expédition sur l’épave pour tenter de récupérer des armes, des vêtements, des vivres. Si le vent se lève à nouveau la houle entraînera le bateau sur le tombant, et c’en sera terminé de mon magasin d’accessoires. Je dois, je dois... Je regarde ce nouvel univers entre mes paupières mi-closes : mi-violet, mi-blanc avec des scintillements métalliques partout et jusque dans les ombres des arbres.
J’inventorie les lieux, il s’agit de mon domaine. Je suis le maître de ces rivages, de cette mer, de cette brousse et des troupeaux qu’elle cache. Je suis le maître de cette lumière.
Je me suis réveillé en criant “ au feu ! ” Je m’étais endormi en plein soleil. J’hésite à commencer par l’exploration des hauteurs ou bien par une expédition au bateau.
J’opte pour l’exploration. Il suffira de deux heures pour monter sur le morne qui domine la plage. La végétation est plus dense que je ne l’avais supposé, et je n’ai que mes mains pour m’ouvrir un passage, mon couteau est tout à fait insuffisant. La lame est trop courte. J’ai entendu des bruits de fuite sous le couvert lorsque j’avançais. Ce n’est pas une heure pour marcher sous ces latitudes, le soleil est à la verticale sur ma tête. J’ai eu une sorte d’étourdissement, je me suis appuyé sur un arbre pour reprendre mon souffle, j’avais faim. J’ai commencé à cueillir des baies sans trop savoir si elles étaient comestibles. Mes connaissances en botanique tropicale sont limitées. J’ai repéré des choux-palmistes. Chaque sommet de palmier peut fournir plusieurs repas. Je me vois gavé de choux-palmistes, blanc et gras, pour servir de repas à ceux qui descendent des hauteurs pour pêcher et récolter le riz sauvage dans les rios. Il y a de gros herbivores dans les parages, ils ont tracé des pistes. Je les suis, bien qu’elles ne mènent pas en ligne droite vers le sommet. Que vais-je découvrir ? D’autres sommets cachant d’autres sommets et au loin vers l’ouest la ligne de crête de la Cordillère. Cette ligne que l’on garde sur bâbord pendant des jours, lorsqu’on navigue le long des côtes d’Amérique du Sud. J’arrive au sommet, sans m’en être aperçu, comme sur le dos d’un énorme animal. Je suis le pou perdu dans la fourrure. Je dois monter à un arbre pour voir par-dessus les autres arbres...
Stupéfaction, je suis sur une île. Bénédiction, elle est petite. J’aperçois le continent au-delà, loin vers l’ouest, à une distance d’au moins trente milles. Ce qui veut dire que nous avons dérivé vers l’est pendant la tempête. L’île a une forme allongée de six milles dans sa plus grande dimension et de deux milles et demi dans sa plus grande largeur, avec des caps, des baies profondes et une ceinture de corail.
D’être échoué sur une île me surprend. J’étais certain d’être sur le continent et menacé par ses habitants. Donc je suis naufragé sur une île avec de grandes chances d’être seul. Avant de descendre de l’arbre et du sommet de l’île, à haute voix je crie pour le vent et les oiseaux :
Je suis Robinson le naufragé.
Robinson seul sur son île, l’heureux.
Robinson au bout de la mer, au bout de la terre.
Robinson dans les feuilles, dans les palmes, dans l’air.
Robinson le perdu.
Robinson le jour, la nuit.
Robinson marche, dort.
Robinson le fou.

Je suis Robinson seul.
Je vais mourir seul sur l’île. Personne ne viendra jamais me chercher ici, ni vivant ni mort. Aucun capitaine ne viendra jamais faire de l’eau sur ces rochers.
Je redescends à grandes enjambés pour me retrouver sur la plage avant la nuit. Vers le nord, des ânes crient. Sans doute des ânes déposés par des navigateurs.
Donc on s’arrête ici. J’ai aussi remarqué des navets et des choux redevenus sauvages, qui furent sans doute plantés par les mêmes.
Lorsque je suis arrivé à la côte, le vent d’alizé avait repris de la force. Il devrait tomber avec la nuit. Je remonte dans mon arbre pour ma seconde nuit ici. Ma première nuit sur mon île. Une île sans hommes, sans fauves, sans serpents. Une île sans hommes. Je n’ai pas à me le répéter, je l’éprouve avec violence. Ils sont tous partis : mes amis, mes ennemis, mon capitaine, ma famille. Tous ceux qui jouaient la pièce avec moi, et tous ceux qui la regardaient. Je suis seul sur scène, sans spectateurs.
Personne pour me dire ce que je fais ici. Personne pour dîner avec moi ce soir. Personne contre qui je dormirai et dont je partagerai la chaleur. Il est trop tôt pour m’attendrir. Si je dois rester longtemps ici, j’aurai besoin de toute la tendresse du monde pour me consoler. Je n’aurai personne pour me la donner.
Simple et facile, un homme seul sur une île. La surprise est que c’est moi.
Catastrophe ou bonheur ? Il n’y a pas de mot pour une catastrophe heureuse. Catastrophe s’il s’agit d’abandon. Bonheur s’il s’agit d’avoir survécu et de commencer une vie différente.
Donc je suis marin. J’ai trente ans et quelques. Je porte une barbe. Je suis en bonne santé. Qui suis-je ? Me suis-je déjà posé la question ? Qui est cet homme qui vient de débarquer, demandent les perroquets et les chèvres, et les vers de sable palolo, et ces gros coquillages, les lambis, et les mangroves et les mancenilliers ? Qu’a-t-il dans la tête ? Que va-t-il faire de nous ? Est-il dangereux pour nos vies ? Une mouette plane immobile contre la brise d’alizé. Elle me dit que je suis désarmé, déplacé, sans ailes, sans bec, sans griffes, sans crocs et sans poils.
La fourche de mon arbre me semble déjà un vieux domicile. J’y retrouve les courbatures de la nuit précédente. Je me passe la main sur la figure. Soudain je réalise : je suis ici depuis deux jours et je ne me suis pas encore vu dans un miroir. Ai-je une nouvelle tête ? A quoi je ressemble ? Je ne me souviens plus. La nuit tombe. Je me souviens des vins et des alcools que j’ai bus dans ma vie. Peut-être en reste-t-il à bord ? Je suis ivre sans vin ni alcool. Je suis stupéfait de l’importance du monde et de mon importance.
Je suis nu, seul. La fourche de mon arbre n’offre aucune des douceurs qu’offre le même embranchement lorsqu’il est formé de membres humains. Je suis seul, seul, seul. Le mot seul m’inquiète. Je ne le comprends plus. J’ai hâte de dormir.

(...)

Des appréciations sur Robinson

Ce récit exalte comme font les coups de vent chaud. Il vous livre, en douce, des chargements d’odeurs et de couleurs, des dizaines de bleus, des senteurs de méduses et de chaînes rouillées, une odeur de vieux bébé poisseux qui lutte, respire fort, s’épanouit, renonce, ou peut-être accepte : Robinson, seul, réconcilié. Ce Robinson est une fable métaphysique. Une histoire de vertige. C’est, paradoxe, un formidable livre d’aventures, plein de suspense.

Geneviève Brisac (Le Monde)


Dès les premières pages, j’étais acquis, conquis, embarqué avec le débarqué forcé. C’est vraiment un tour de force. Et quel style!

Gilles Perrault.

Parfaitement étranger à toute espèce de mode ou de caquetage, à travers lequel court une chanson, si je puis me permettre, singulièrement proche de celle qui me trotte dans la tête.

Jean Rolin.

Robinson-Hervé va moins nous conter une histoire de survie qu’un itinéraire psychologique, sensuel, métaphysique, par instants spirituel…

Jacques Marion (La Croix)

Un livre achevé, complet, rond et parfait comme une orange. J’ai aspiré une grande goulée d’immensité intime.

Serge Lenz

Loin des niaiseries qui envahissent les librairies, l’air pur (mais salé) souffle dans le Robinson d’Alain Hervé.

Michel Bessaguet (Sud-Ouest)

Ce roman est largement autobiographique. Non pas seulement parce qu’Alain Hervé a vécu cette expérience de l’extrême solitude, mais parce qu’elle est de toute évidence une étape de la quête de quelqu’un…

Michel Lebris (Le Nouvel Observateur)

Il faut saluer l’écriture limpide, le lyrisme contenu et l’ingénieuse progression dramatique.

Noëlle Loriot (L’Express)

Retour au sommaire des publications