24 heures de ma vie

Vingt quatre heures de ma vie

Le projet est de décrire une île. On tenterait de faire émerger l'île de l'océan du temps. Une île de quelques heures d'éveil, de vie. Le projet de savoir ce qui, en un jour, se passe dans un homme. Ou bien comment au fil d'un jour, un homme existe. Ou bien que reste-t-il d'un homme lorsque j'élimine mon état civil, c'est-à-dire mon âge, ma profession, ma classe sociale, mes loisirs, mes lectures, mes jeux ?… Etant donné que tout cela contribue directement ou indirectement à me définir, à me désigner aux autres, sinon à moi-même. Le sujet ainsi restreint révèle son étendue. Je dois dans l'espace d'une île-journée raconter comment je vis. Ou bien comment je suis présent. Comment je m'entends vivre dans ma tête mais aussi dans mes bras, mon estomac, mon sexe, mes jambes. Sans miroir. Par une opération de retournement du regard. Le cerveau en apesanteur à l'intérieur de moi-même.

7 h 30
Le soleil révèle l'île dans le brouillard.
Je me réveille. Je me désengloutis du sommeil. Je n'aime pas me réveiller. J'aime la mort du sommeil, ou la vie du sommeil, abondante, colorée sans effort. J'aime son érotisme heureux. Cette langoureuseté du mouvement. J'aime dans le sommeil l'absence de climat. Il ne fait jamais beau ou mauvais dans le sommeil. Le temps est absent sous cette forme, tandis qu'il est très présent sous forme de durée bien précise. Le retour à la terre ferme de l'éveil ressemble à l'échouage d'un bateau sur les récifs. Le sommeil et les rêves volent en éclats sur les récifs de… je ne veux pas dire du réel. Pourquoi le réel devrait-il coïncider avec ces douleurs du pied hors du lit ? Mon corps retrouve sa pesanteur. Faire du sport. Je vais faire du sport. Il n'y a pas de raison que mon corps ne soit pas de la matière d'ange. La pression remonte. Mon thé en aveugle. Rituel absolu. La bouilloire au feu, le lait au fond du bol, une cuillerée de miel, le thé bouillant infusé. Ça y est. Le thé me descend dans le corps. Rallume le feu central. Les morceaux de mon corps se remettent ensemble. Je retrouve ma voix. Je peux parler. Mes genoux peuvent à nouveau fléchir, ma main saisir. Il n'y a pas de soleil.
Qui est moi ? Qu'est-ce qui se met en branle ? Ce faisceau d'histoires bloquées entre les histoires de mes semblables, est-ce moi ? Est-ce ma vie ? Pourquoi je vivrais ça ? Heureusement la vie m'aide à vivre. La vie est un cheval fou qui emporte et dont on redoute tant de tomber. Je vais répondre avec reconnaissance à la première voix de la journée, à la première odeur de peau d'homme, surtout si c'est une femme. A ma semblable ou tout au moins relativement semblable. C'est elle qui me redonne la vie de chaque jour. Imagine que les femmes soudain disparaissent du monde. Elles me sont plus indispensables que les fleurs et l'oxygène et le pétrole. Ça vaut la peine de se réveiller tant qu'il y a des femmes.

8 h 00
Je me rencontre dans le miroir de la salle de bains. Je m'accepte. Je me satisfais. Quel air de moi me satisfait ? Je ressemble à l'idée que j'aime de moi. Une idée que j'ai pêché dieu sait où. Un air fiérot, vaillant, conquérant, aigu. Pour partie ce n'est que de l'air, pour le reste il y a du vrai. Jouissance de l'eau chaude. Ça c'est mon baptême quotidien, ma jouvence lustrale. Sous l'averse, je rajeunis. Sous l'eau, je décide de ma journée. Je redeviens actif, je réintègre la communauté humaine. Je me lave, me brosse, m'étrille, pour moi ou pour les autres ? Je me sens des galops rentrés dans les mollets. Délices du gant de crin. L'univers à posséder, à jouir, à aimer, à embrasser, à comprendre en me brossant les dents et me vidant l'intestin. Drôle ce corps. Est-ce lui qui est moi ? Ou quoi ? Le voilà parti avec les mêmes naïvetés, la même autosatisfaction dans les reins. Il fait ronfler son moteur à l'arrêt mieux que jamais ensuite au cours de la journée. Mais s'il détecte la moindre douleur, il hurle au secours. Il faut lui remonter le moral. Il se roule en boule et gémit et demande à retourner au lit, au chaud, dans sa jeunesse, ou dans le ventre de sa mère.
Ça part tout seul on ne sait pas comment. On essaie de bien définir le projet. Il s'agit de brancher le magnétophone à neurones sur la relation de sa vie pendant un espace de 24 heures. Mais le projet est absurde. La vie est un niagara que l'on voudrait canaliser dans le robinet du langage. Mon langage écrit est comme le filet d'eau. Il n'existe que par sa linéarité, sa séquentialité, son temps propre infiniment plus lent, plus restreint que la production de mon cerveau. Et pourquoi ma vie serait ce que pense mon cerveau plutôt que ce que ressent ma langue, mon ventre, la plante de mon pied ? Je pourrais raconter le réveil de mon pied, l'agonie des poils de ma barbe sous la lame du rasoir, la scène d'hystérie de ma cinquième vertèbre lombaire, qui décide au sortir de la douche de requérir toute l'attention, en se bloquant en travers, et me transperçant de douleur, m'envoie au tapis de bain, où je mets dix minutes à me soustraire à ce coup d'état dorsal.
C'est visible, les mots vont leur petit train sage, ma vie les déborde. Il n'y aura jamais de relation exacte de mes cinq minutes de réveil, même si j'y consacrais le volume de tous les volumes de l'Encyclopedia britannica. Ça grouille de sensations. C'est ça le “ ça ” de Groddeck. Tout mon corps qui bavarde ensemble de manière plus ou moins confuse ou explicite ou profonde. Trois milliards de cellules qui s'éveillent, ça fait du chahut. Mais sans doute la plupart ne se sont pas endormies. Ce sont celles de mon cerveau, les chefs, qui ont dormi et commandé le sommeil à certaines troupes. Mais mes poumons n'ont pas dormi, ni mon cœur, ni mon appareil digestif, ni sexuel. Faut-il parler d'eux à part ? Ou ensemble ? Vais-je m'identifier avec la dictature de mon cerveau sur mon corps ? D'une partie de mon cerveau sur l'autre ? Il y a une lutte des classes dans mon cerveau. Je ne l'ignore pas. Des émotions qu'exprime mon cerveau gauche et inversement. Est-ce la guerre ou bien ça s'arrange pour collaborer à ce qu'on appelle moi et à en proposer une version convenable aux autres.

8 h 49
Assis sur le bord de ma baignoire, je dois constater que j'ai l'identité de moi grosse comme ça et plutôt méchante et plutôt bagarreuse et plutôt satisfaite d'elle-même. Ça va bien aujourd'hui mais ce n'est pas toujours le cas. Et moi écoute les informations de 9 heures. Guerre quelque part entre l'Irak et l'Iran et les commentateurs de la TSF ne parlent pas des balles explosives que les Arabes et les Iraniens s'envoient réciproquement. Ils s'inquiètent de savoir si le pétrole va continuer à passer par le détroit d'Ormuz. Heureusement que notre civilisation se dit humaniste. Qu'est-ce que ce serait si elle se prétendait rapace et prédatrice ? “ La civilisation fait rage ”, comme dit Vialatte.

9 h 15
Je marche. Mes jambes me propulsent de leur mouvement de compas et avec allégresse. A se demander parfois, nous qui rêvons de vol, si les oiseaux ne rêvent pas de marche en nous regardant. Parce que la marche est pure jouissance calme sous les arbres de ce début d'automne, les poumons se gonflant régulièrement.
Tout en marchant j'arrive à la mer. Mes relations de prédilection avec la mer sont d'ordre tangentiel. Je suis né sur son bord. Je frôle son bord. La mer a sur ma nature un effet particulier, elle me porte au rire comme une énorme plaisanterie. J'aime considérer la mer en prétendant qu'elle n'est là que par erreur, sinon on l'ôterait. Les Hollandais l'ont prouvé, qui l'ont ôtée d'une grande partie de leur territoire. Et elle n'a rien pu contre. La mer ce matin est grise comme souvent et ça ne lui va pas bien. Passe encore une mer bleue ou verte mais une mer en deuil, c'est déprimant. Pourquoi les syndicats si excellents à se battre pour de bonnes causes n'exigent-ils pas que la mer reste bleue ? Le préjudice subi par les travailleurs qui la longent est considérable. Ils attrapent du gris au passage et ne réussissent pas à s'en débarrasser de la journée.

9 h 25
Pour suivre le fil — quel fil ? Est-ce le fil de ma journée ? Non, soyons honnêtes, c'est le fil de mes mots. Etant entendu que de ma journée je ne retiens pas les événements mais seulement ce que je peux retenir et ordonner de ce soliloque silencieux que secrète ma tête ; comme les vers de sable rejettent à la surface un ver en sable, semblable à eux, produit de leur digestion permanente, qui restera là, jusqu'à ce que la mer montante l'emporte, comme la mort emporte tôt ou tard tout ce que produisent les êtres vivants, tout ce que je produis.
Serais-je plus fidèle à l'énoncé du projet si plutôt que de procéder par fil de mots et vers de pensée, je prenais un petit pliant et m'asseyais dans ma tête pour peindre des aquarelles de chaque événement qui s'y passe comme on observe un feu d'artifice ? Ça y est, mon pliant est installé. Je suis assis. Mais il ne se passe plus rien. Je reste là avec mon pinceau. Si, il vient de se passer quelque chose mais j'ai oublié de le noter. Note-t-on les feux d'artifice ?

11 h 58
Et pendant ce temps-là, le temps passe. Il va être midi comme si le jour allait basculer vers le bas. J'ai donc, puisque nous étions en jour ouvrable, travaillé. Je travaille. Il me passe des papiers et des gens devant et autour de moi. J'entends des voix au téléphone. Je déverse ma voix dans des oreilles lointaines. Ça cause énormément les hommes. Ça cause par-dedans et par-dehors. C'est même franchement amusant parfois, et parfois ennuyeux mais c'est une question d'humeur. Tout, ou presque tout, se décide dans notre tête : le temps qu'il fait et l'intérêt du travail et la fatigue et la liberté et le désir de la jouissance. Beau ou laid, froid au chaud. Evidemment with a little help from our friend, ce vieux diorama gondolé : la réalité.

13 h 00
Dès 13 heures, je réponds aux sollicitations venues du sous-sol. Ça gargouille. Encore “ ça ” au bout du fil. Ça annonce une sensation de creux. Ça prétend être rempli. Ça se sent faible. Cesserait-on de le remplir, ça s'écroulerait. Ce serait le moment de tenir ma dragée haute à ça. Mais dès que je commence à brutaliser ça, ça me fait mal. Ce qui constitue une preuve supplémentaire que c'est moi.
J'emmène donc moi et ça à déjeuner. J'essaie de les détourner des bavettes frites. Je ne sais pas où se trouve la bavette dans le bœuf, mais à en juger par la consommation de bavette, la bavette augmente dans le bœuf. Je les détourne également des ris de veau, que j'adore, pour les mêmes raisons diététiques. J'aime en général manger ce que je digère mal. Où l'on voit Thanatos et Eros se donnant la main. N'ayant pas trouvé le restaurant végétarien qui comblerait mes aspirations à la vertu, j'entre furtivement dans un bistrot où je commande une bavette. Elle se révèle juteuse, parfumée, ferme à la mâche, comme il faut. Sa fibre longue se défend assez bien avant de disparaître dans mon estomac et de contribuer à l'entretien et à la reconstruction de ce délicat assemblage du ça moi. La bavette sous la dent, j'y pense. J'ingurgite disons cinquante bavettes par an. Etant donné que mes cellules se renouvellent sans cesse, je dois un certain pourcentage de mes cellules à la bavette. A l'exception comme on le sait des cellules du cerveau, dont nous recevons une dotation unique et non renouvelable à la naissance. Si j'étais femme, mes ovaires ne devraient non plus rien à la bavette. Cet ingénieux dispositif naturel nous évite de penser comme des bavettes ou de donner le jour à des bavettes.
La même démonstration vaudrait pour la tarte aux pommes ou le café qui suivent. Lesté de matières étrangères, légèrement hébété par les sécrétions alcalines qui déferlent dans mon sang et donc mon cerveau, je continue de vivre. Opération qui ne laisse aucun répit.

14 h 00
Comme du sommet de l'île et euphorisé par la nourriture absorbée, je contemple ce jour. La partie qui s'en est allée, et celle à venir comme s'il s'agissait d'une vie entière. Quel âge a-t-on à 14 heures ? Quarante ans ? Commence-t-on à vieillir ? On n'a plus les ardeurs et les désirs d'envol du matin. On renâcle sur la monotonie. Mêmes visages que l'on croise. Fauteuils où l'on s'assied chaque jour, dont l'usure dénonce notre usure symétrique, ternissement des murs que l'on croit repeints d'hier, vue qui baisse et qui nécessite que l'on repousse les petites annonces à bout de bras pour les déchiffrer. On devrait être mort depuis longtemps. On est encore là, même pas vieux.
Encore plein de violence. Est-ce cela qui donne la sensation de vivre ? Ce désir d'exister davantage, plus fortement. Ce désir d'armer dans sa tête, embarquer et partir. Ce désir de considérer comme nuls et non avenus ce que la majorité de ses congénères accepte. Son refus de croire à rien que l'on ait pensé et éprouvé longuement soi-même. Seul contre tous ou personne.

14 h 05
A 14 heures, le temps a la saveur d'une fin d'été, d'un début d'automne. Une saveur de rentrée. On revient sur sa vie. On se demande ce qu'on en a fait. Ce qui reste à caser, comme dans un camion de déménagement à moitié plein. Obsessions récurrentes du style “ changer la vie ”. Je devrais faire du sport tous les jours, faire faire un check-up cardiaque, lire enfin Belle du seigneur, rédiger une comptabilité de travaux abandonnés depuis trois ans et autres résolutions de plus en plus intimes et psycho-organiques concernant le perfectionnement d'un individu dont le photomaton ne discerne plus les changements. A 14 heures, on rentre au travail comme à la maison. Le travail, c'est la famille. On vit plus longtemps avec ses camarades de travail qu'avec sa famille. Dans une relation d'extrême promiscuité mais en préservant efficacement son intimité. Le travail ligote dans de molles chaînes. On y éprouve les reposants délices de la répétition. On dispose d'un strapontin le long d'une table et quoique l'on fasse : serrer des boulons ou signer des lettres, on cède au rythme, aussi envoûtant que la valse à trois temps. Une fois que c'est parti, c'est presque impossible d'en sortir ; on arrive le matin : salut, on pose sa veste, à midi on déjeune seul ou ensemble et le soir au revoir, on reprend le même trajet. On connaît mieux les dessins du trottoir que son arbre généalogique. A 14 heures, on rêve de fuite, de ne pas rentrer au bureau, de ne pas revenir sur ses pas, de tout quitter soudain, de partir droit devant soi les mains dans les poches. Quels sont les héros qui ont eu ce courage ou cette folie ? Ce ne sont pas des héros de la société. Ce n'est pas le style de Joseph Pasteur. Ce sont des héros individuels. Certains se suicident du haut d'un pont. Bof. Mais traverser le pont une dernière fois et fuguer tout droit jusqu'à l'horizon, les mains vides, sans valise, sans carte bleue, ni orange, ni sécurité sociale. Il y en a. Chaque année, deux cents personnes disparaissent en France, tombées dans la quatrième dimension.
Un jour moyen, surtout en plein après-midi, n'a pas de valeur. Je crois qu'il m'en reste un stock inépuisable. J'accepte trop facilement qu'il ne se passe rien, que ce soit un jour comme les autres, un jour qui ressemble à hier à demain. Ni trop laid ni trop beau avec quelques passions, quelques secousses. Je me résigne très bien à passer la journée sans naufrage, sans éruption volcanique, sans accident de voiture… Je reporte les grandes décisions, les grandes séductions, les grandes mutations, à un avenir proche. Aujourd'hui est un jour comme les autres. Je sais lorsque je décroche le téléphone que ce n'est pas mon oncle d'Amérique qui révèle enfin son existence. J'ai ouvert le courrier ce matin sans émotion, ce n'étaient comme tous les jours que relevé de compte courant postal, facture d'électricité, avertissement d'impôt, proposition de réabonnement à un journal qui prétend m'être indispensable.
Les jours raccourcissent. L'office du tourisme d'Israël a trouvé une bonne formule : “ L'été est parti passer l'hiver en Israël. ” On serait tenté de ne jamais lâcher l'été. De ne pas se laisser lentement envelopper dans les nuits et brouillards que prétend percer l'électricité.
Je jette un dernier coup d'œil à mon agenda. Qui a dit : “ Il y a deux sortes d'hommes : ceux qui ont un agenda et ceux qui n'en ont pas. ” C'est Jacques Julliard et c'est une observation juste. Je conserve mes agendas depuis vingt ans. J'hésite à regarder dans les plus anciens. Ils me racontent des journées qui ne me disent plus rien. Des noms oubliés, des entreprises qui dévoraient ma vie et qui n'ont plus aucun sens.

16 h 00
Nous avons environ 25 500 jours à vivre. Desquels il faut retrancher ceux qui sont déjà vécus. On pourrait aussi en soustraire ceux de la prime enfance, du gâtisme, du service militaire, des années de travail, on pourrait en retirer également les heures de sommeil, de queue devant un guichet, les heures passées à rédiger des copies d'examen, des feuilles de sécurité sociale, des déclarations d'impôts, des imprimés de douane, des curriculum vitae… Que reste-t-il pour vivre ensuite et enfin ? Et on ose prendre une journée à la légère. Ce pur hasard que nous devons à notre organisation biologique complexe, à ces faibles courants électriques dans le cerveau qui nous équipent de ce miroir interne appelé conscience, à un équilibre instable de l'oxygène et de l'azote dans l'air et à la complaisance de notre grand-mère un soir de juin dans un pré en fleurs envers notre grand-père…
J'aime les îles. Je préfère les îles aux continents. L'île serait la journée, le continent la vie. On peut prétendre saisir une île du regard, ou la cartographier ou en modifier la flore, en connaître tous les habitants. Je peux cartographier ma journée, noter mes déplacements, ma courbe de température, mon électroencéphalogramme, établir la statistique exacte des mots que j'ai prononcés. Je peux dénombrer les objets qui sont entrés dans ma vie : un journal, quatre piles électriques 1,5 volt, etc et ceux qui en sont sortis : voir ma poubelle…

17 h 00
J'aurai bientôt vieilli d'un jour. A quoi ressemble le vieillissement d'un jour ? Comment se mesure en un jour le creusement des rides, le durcissement des artères, le travail de la mort qui est déjà à l'ouvrage du côté de ma rate ou de mon poumon droit ?
Je devrais admettre qu'aujourd'hui je n'ai pas vieilli puisque je n'en perçois aucun signe pas plus que l'on ne voit avancer les aiguilles d'une horloge, pas plus qu'on ne voit une rivière creuser son lit. Mon miroir me dit soudain : “ tu as vieilli de trente ans ”. J'avais encore vingt ans la dernière fois que je me suis regardé. Et c'est maintenant un autre qui me regarde dans les yeux. Une tête de grand. Je suis passé de leur côté sans le savoir. Les gamins de la rue me disent Monsieur. Je ne porte pas de chapeau mou noir et cependant un adulte m'a lentement volé ma place, mon visage, ma voix.
Voilà comment je me retrouve à trois dans une seule peau : l'enfant qui se considère comme le premier et légitime occupant des lieux, l'adulte qui les a squattés et se charge de les dégrader et le vieux qui frappe sans cesse à la porte et prétend que le domicile doit lui être remis.

18 h 00
La rue me défile sous les yeux avec son fatras d'automobiles, son paysage d'objets à vendre, de publicités qui plaident pour les tropiques. Les yeux regardent et la tête se fait son petit cinéma indépendamment. Les jambes marchent et ça trotte dans la tête. Je me repose pour la millième fois des questions pour lesquelles je n'ai pas de réponse. Comme on se gratte. C'est le mode de penser spasmodique, involontaire. Comme on se touche le nez, comme on tortille une mèche de cheveux. Je m'enflamme : “ je lui dirai ci, et je lui dirai ça ”. etc. C'est la minute quotidienne du matamore, du pourfendeur de moulins à vent, du réformateur de société, puis c'est la minute d'absolue mélancolie. “ Je n'ai rien fait de ma vie ” (partie à moitié vide du camion de déménagement.) “ A quoi riment mes engagements actuels dans l'existence ? ” Minute de doute absolu. “ Je ne crois à rien, l'homme n'a aucun sens. Nous sommes une étincelle entre deux néants ”…, tout en traversant un passage clouté…

18 h 30
La mer est au bout de la rue toujours grise comme mon humeur du moment, incompréhensible comme ma destinée, notre destinée, comme nous, affublée d'un nom : — mer —, qui la désigne et évite d'avoir à considérer qu'elle est innommable. Second passage tangentiel le long de ma mer de naissance. On entendait la tempête ronfler dans la chambre où je suis né. La mer n'existe pas. Le fait de la nommer n'y change rien. Lente divagation qui ne craint ni le contrôle, ni la régulation de personnes : je joue à tête fermée. Sans témoins.

19 h 00
Je pousse ma porte froide et muette. Je rentre chez quelqu'un. Je regarde la pièce. Ce quelqu'un qui a arrangé ce décor, c'est moi pour avoir un chez lui, un chez moi. Je n'aime pas. Je n'aime pas que ce soit trop bien, trop chaud, trop accueillant. Je n'aime pas cet appartement qui me racole après m'avoir attendu vide de moi pendant huit heures. Mais il y a quelqu'un qui m'attend debout, encore tout habillé, là-bas au fond de la pièce.
C'est moi dans la glace. Je me vois venir. Je vais vers moi, et décide d'être aimable, de ne pas gâcher la soirée. Je me souris, je m'invite à m'asseoir. Je me propose un verre. “ Faites comme chez vous ”. Je ne me dérange pas pour moi. Je mets des chaussons comme si j'étais seul. Ce sera une soirée entre vieux amis. Nous ne regarderons pas la télé. Nous bavarderons seulement. Nous parlerons du passé et des projets d'avenir. Le reste de la famille rentrera à son tour : l'enfant, le grand, et le vieux qui monopolisera la conversation. La nuit tombée on n'entend plus que lui, l'enfant dort à poings fermés, l'adulte a trop bu, trop parlé trop rêvé. Il parle, il parle, personne ne l'écoute plus. Il ferme les portes, éteint les lumières, va se coucher. Il ferme un cercle, une île, un jour, une vie.

23 h 00
Ma journée me prend à la gorge, m'essouffle, m'enivre. Comme une vague qui recule pour prendre son élan, elle déferle sur moi. Me noie. Je suis fou de vivre. Les yeux ouverts dans l'obscurité, je n'ai plus d'âge. Ma mémoire m'inonde d'images d'enfance. Je suis prêt à tout entreprendre, à tout aimer, à tout serrer contre moi. Demain je serai plus intelligent, plus beau, plus bon. Demain je ferai tout ce que je n'ai pas fait aujourd'hui. Demain je ressuscite.

00 h 00
J'avance au bord de la falaise du temps. Je m'envole dans le sommeil, dans la nuit du jour.

Janvier 1981